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Valentin Weber : “Pour Elon Musk, l’Europe est un continent faible sur lequel il peut s’essuyer les pieds”


Soutien à l’extrême droite en Allemagne, bras de fer avec le Premier ministre britannique Keir Starmer, passe d’armes avec l’ancien commissaire européen Thierry Breton, négociations avec l’Italie de Giorgia Meloni sur un contrat de 1,5 milliard d’euros… Depuis un mois, Elon Musk est partout, et souvent là où on ne l’attend pas. Son omniprésence dans l’actualité ayant presque relégué au second plan Donald Trump, qui doit faire son retour à la Maison-Blanche le 20 janvier. Avec dans ses valises, l’homme le plus riche de l’histoire, qu’il a nommé ministre de “l’Efficacité gouvernementale” de son futur gouvernement. Dans le viseur du propriétaire de Tesla ces dernières semaines : l’Europe. Et en toile de fond son modèle de régulation des plateformes numériques qui ne plaît guère au patron de X. Mais celle-ci a-t-elle vraiment les moyens – et la volonté – de tenir tête à celui qui, selon Valentin Weber, chercheur au Centre de géopolitique, de géoéconomie et de technologie du Conseil allemand des relations extérieures (DGAP), s’apprête à passer “du statut de porte-parole de six entreprises à celui de porte-parole d’une économie de 27 000 milliards de dollars” ?

Dans un article récemment publié dans Internationale Politik, prestigieux magazine allemand consacré aux affaires étrangères, ce docteur en cybersécurité diplômé de l’université d’Oxford identifie les trois défis majeurs – le règlement des grandes technologies, la paix Ukraine et les relations commerciales avec la Chine – auxquels l’Europe est aujourd’hui confrontée face au pouvoir grandissant d’Elon Musk. Invitant l’Union européenne à examiner avec plus de prudence la pertinence d’ajouter de nouvelles réglementations, Valentin Weber préconise plutôt de mettre le paquet sur l’innovation technologique et la promotion de la concurrence. Tout en préservant l’unité européenne. Ainsi, regarde-t-il d’un œil très critique l’alliance entre Giorgia Meloni et le propriétaire de Starlink – estimant au passage que le milliardaire au tempérament “erratique” pourrait un jour se retourner contre la dirigeante italienne, comme il l’a déjà fait avec d’autres responsables politiques. Le chercheur détaille enfin comment l’Europe pourrait utiliser les faux pas diplomatiques d’Elon Musk et de Donald Trump à son avantage.

L’Express : Maintenant qu’Elon Musk s’apprête à rejoindre l’administration Trump, “son impact sur la sécurité européenne pourrait être profond”, écrivez-vous. Quelles menaces avez-vous identifiées ?

Valentin Weber : Oui, même si l’impact ne sera pas le même selon les domaines. Par exemple, en ce qui concerne la régulation des plateformes numériques, il sera profond, c’est certain. Jusqu’ici, l’Europe pouvait imposer des réglementations aux entreprises technologiques américaines sans craindre de subir de répercussions majeures. Cependant, avec Elon Musk proche des cercles de pouvoir aux États-Unis, le risque de représailles américaines en réponse à de telles initiatives devient beaucoup plus élevé. Deux autres domaines méritent une attention particulière. L’Ukraine d’abord. Elon Musk plaide en faveur d’un accord de paix, mais il est évident qu’il orientera ses efforts vers un compromis qui sert avant tout ses propres intérêts commerciaux. Lesquels ne correspondent pas aux intérêts des Européens qui sont directement impliqués dans ce conflit. Il y a aussi la question de la Chine. Les entreprises européennes ont toujours œuvré à maintenir un équilibre dans leurs relations avec Pékin, mais cette tâche devient encore plus complexe avec Elon Musk et Donald Trump, qui chercheront probablement à renforcer leurs propres accords avec la Chine au détriment des leurs.

Elon Musk, plus encore que Donald Trump, suscite effectivement de fortes inquiétudes chez certains dirigeants européens qui l’accusent d ingérences. Selon vous, comment le patron de X perçoit-il l’Europe ? Quelles sont ses intentions ?

Musk analyse l’Europe à travers le prisme des dynamiques politiques, en accordant une attention toute particulière aux partis au pouvoir et aux dirigeants en place. Il n’hésite pas à exprimer son avis sur le parti ou les leaders qu’il juge les plus adaptés à chaque pays. Son approche est marquée par une certaine intolérance, dépendant de son appréciation – ou non – des acteurs politiques concernés.

Musk peut être imprévisible, il pourrait très bien se retourner contre Meloni

En matière de technologie, il est évidemment critique des régulations européennes, estimant que la liberté d’expression n’a pas suffisamment de place en Europe. Toutefois, ce qui ressort surtout de sa perception, c’est la vision d’un continent faible et dépourvu des leviers de pouvoir nécessaires pour peser à l’échelle mondiale. Que ce soit sur le plan militaire, économique ou technologique, il considère que seules deux grandes puissances – La Chine et les Etats-Unis – sont capables d’imposer leurs conditions. Et il se voit lui-même comme faisant partie de ceux qui ont la capacité d’imposer leur vision. En cela, il perçoit l’Europe comme un acteur faible, ce qui le pousse à vouloir imposer ses points de vue sur le continent. À ses yeux, il peut négliger les intérêts européens et les surpasser sans difficulté.

Jean-Noël Barrot, le chef de la diplomatie française, a récemment appelé l’Europe à être plus ferme face aux “menaces d’ingérence” du patron de X…

Traditionnellement, l’approche européenne a toujours privilégié les négociations en coulisses plutôt que les déclarations publiques ou les confrontations directes. Ce n’est ni une bonne ni une mauvaise stratégie en soi, mais une culture diplomatique propre au continent. Là où l’Europe préfère des discussions bilatérales discrètes, Elon Musk et Donald Trump optent pour des annonces ou des déclarations fracassantes sur les réseaux sociaux ciblant tel pays ou dirigeant. Le problème de cette approche, c’est qu’ils dilapident leur capital politique auprès de partenaires comme le Canada ou d’autres alliés. L’Europe pourrait donc exploiter cette situation afin de renforcer sa coopération avec ces pays, que ce soit sur le plan technologique ou politique. Par exemple, un rapprochement avec des nations asiatiques comme le Japon, la Corée du Sud et Taïwan, qui sont également menacées par les politiques de Trump, pourrait s’avérer très avantageux. En profitant du “terrain brûlé” que Trump laisse derrière lui, l’Europe peut renforcer ses alliances globales et s’assurer une position plus solide sur la scène internationale.

Des négociations avancées sont en cours entre Giorgia Meloni et Elon Musk, très proches, pour la fourniture de télécommunications sécurisées à l’Italie. Cette annonce a suscité un vif tollé…

En agissant de la sorte, Giorgia Meloni fragilise les efforts européens visant à créer des infrastructures technologiques communes et sécurisées, et sape au passage le renforcement de l’autonomie stratégique du continent. Elle fait cela au moment même où l’Europe s’efforce par exemple de construire des solutions coordonnées, comme le programme Iris² pour les communications par satellite. Par ailleurs, le recours à des négociations apparemment basées sur des relations personnelles, au lieu de processus transparents et publics, me semble préoccupant. On verra si cela aboutit mais le simple fait que cela ait été envisagé est déjà alarmant. Cela pourrait ouvrir la voie à des accords similaires avec d’autres pays européens, notamment ceux dirigés par des gouvernements plus proches des positions de Trump ou de ses alliés, comme celui de Viktor Orban en Hongrie.

Enfin, le risque d’un tel accord est réel pour l’ensemble du continent. Parce que l’Italie fait partie de l’Union européenne, elle prend des décisions qui concernent tous ses États membres et communique régulièrement avec eux. Si cette communication devenait vulnérable ou était interceptée par un pays tiers, toutes les discussions confidentielles au sein de l’Union européenne, avec la France ou d’autres Etats, pourraient être gravement compromises. Un tel projet va donc à l’encontre des intérêts européens et représente même un risque pour l’Italie.

C’est-à-dire ?

Nous avons déjà vu à quel point Elon Musk peut être imprévisible et erratique, capable de transformer une relation amicale en animosité et de rompre des alliances. Plusieurs figures qu’il avait initialement soutenues en ont fait les frais, le dernier exemple notable étant Nigel Farage, le populiste britannique à la tête du parti Reform UK. On pourrait donc imaginer que l’amitié entre Musk et Meloni tourne elle aussi au vinaigre. C’est une alliance risquée, presque un “pacte avec le diable”, qui pourrait rendre la dirigeante italienne encore plus dépendante. L’Italie est déjà fortement tributaire de plusieurs acteurs extérieurs, comme la Chine. Un tel accord pourrait exposer une partie de sa sécurité nationale italienne aux États-Unis, un pays qui a déjà démontré qu’il ne défend pas toujours les intérêts européens.

Selon vous, l’Europe devrait tirer parti du défi posé par Musk pour modifier son état d’esprit stratégique et “réorienter ses ressources de la réglementation vers l’innovation technologique et la compétitivité”. Mais par exemple, le programme IRIS² – qui constituera le premier réseau de satellites multi-orbitaux en Europe – ne devrait pas être opérationnel avant 2030… La bataille n’est-elle pas déjà perdue ?

Mais il n’est pas trop tard ! Prenons l’exemple de X, ou plutôt Twitter. Actuellement, il n’existe pas de véritable concurrent européen à cette plateforme. Mais, en réaction au rachat de Twitter par Musk, Bluesky a été créé. Ce nouveau réseau social compte désormais environ 27 millions d’utilisateurs et peut sur le moyen-long terme s’affirmer comme un concurrent sérieux. Chaque fois qu’Elon Musk prend des décisions controversées, cela ouvre des opportunités pour d’autres acteurs. A l’Europe d’en profiter ! Elle pourrait ainsi nouer des partenariats stratégiques avec d’autres grandes économies démocratiques, comme le Canada, la Corée du Sud ou le Japon. Ces pays rencontrent eux aussi des difficultés à travailler avec des partenaires peu fiables. Ils seront beaucoup plus enclins à coopérer avec l’Europe sur des projets liés aux technologies émergentes, au développement technologique et à d’autres initiatives innovantes. Je suis convaincu qu’il est encore temps.

Musk ne semble parfois pas conscient des limites de son propre pouvoir

Il y a aussi l’exemple de Grok, l’intelligence artificielle créée par Elon Musk et lancée il y a quelques mois. Ce projet illustre qu’avec des investissements massifs et une ambition claire, il est possible de viser la première place dans des domaines stratégiques et innovants. L’Europe aussi peut le faire. Bien sûr, les risques existent, comme le montre le cas de Northvolt (NDLR : le champion européen des batteries électriques, qui ploie actuellement sous les dettes), où une mauvaise gestion a conduit à des échecs. Mais il faut continuer à essayer, sinon nous n’y arriverons jamais.

L’Europe doit-elle prendre exemple sur le Brésil et interdire X par exemple (NDLR : le réseau social a depuis été rétabli après avoir répondu à toutes les exigences judiciaires) ?

Cela aurait pu être envisageable à une époque où des pays comme le Brésil avaient pris l’initiative. Maintenant qu’Elon Musk s’apprête à jouer un rôle clé au sein de l’administration américaine, cela sera beaucoup plus difficile en raison du risque accru de représailles. Cependant, à moyen terme, nous pourrions concentrer nos efforts sur le développement de nos propres entreprises technologiques, mieux alignées avec nos valeurs afin de garantir un environnement numérique plus stable et conforme à nos principes. Cette stratégie permettrait de limiter la nécessité de réguler constamment les acteurs externes. L’évolution des États-Unis sous Donald Trump a montré à quel point leurs valeurs peuvent fluctuer. Il est donc impératif de réduire notre dépendance à leur égard. Nous devons également prendre conscience du fait que même réunis, les pays européens pèsent moins économiquement que les États-Unis. L’Europe doit donc renforcer ses capacités technologiques, améliorer son économie et agir parfois de manière pragmatique, sur des bases transactionnelles, comme le font les Etats-Unis.

A quoi pensez-vous ?

Eh bien tout d’abord, l’accès au marché reste un enjeu central. Le credo de l’Europe a toujours été de dire : “nous allons réguler à l’échelle d’un grand marché unique, et tout le monde devra s’y conformer.” Ce modèle n’a pas donné les résultats escomptés, et il devient nécessaire d’aller au-delà. Un domaine clé dans lequel l’Europe est déjà active, mais où elle devrait intensifier ses efforts, est l’interopérabilité des services. Par exemple, si vous utilisez Gmail de Google et souhaitez migrer vers un fournisseur européen comme Proton pour votre messagerie, le processus est actuellement complexe. Peu de personnes franchissent le pas. L’Europe a déjà exploré plusieurs pistes pour contraindre les entreprises américaines à rendre les transferts de données plus simples et accessibles. Cela permettrait aux entreprises européennes d’intégrer leurs services dans des écosystèmes dominés par des acteurs américains. Nous devons faciliter cela.

L’Europe cherche souvent à obtenir la bienveillance des États-Unis, mais il faut reconnaître que cette démarche n’est pas réciproque. Les États-Unis ne tentent pas de la même manière de s’attirer la faveur des Européens. Il est donc essentiel de bâtir une Europe suffisamment forte pour inverser cette dynamique. On en a eu une parfaite illustration avec ASML (NDLR : l’un des leaders mondiaux de la fabrication de machines de photolithographie pour l’industrie des semi-conducteurs). Washington a demandé au gouvernement néerlandais de se joindre à des restrictions d’exportation plus strictes vers les spécialistes chinois des puces, soutenant ainsi leurs initiatives. C’est l’une des rares occasions où les États-Unis ont sollicité l’aide de l’Europe. Nous avons besoin de multiplier ce type de collaborations pour rééquilibrer les relations transatlantiques et renforcer notre autonomie stratégique.

Elon Musk pourrait user de son influence pour apaiser les relations entre les États-Unis et la Chine. Or, là encore, écrivez-vous, l’Europe et ses grands constructeurs automobiles pourraient en faire les frais. Mais dans une administration Trump qui compte de nombreux opposants au régime de Pékin, son futur ministre de l’Efficacité gouvernementale peut-il vraiment influencer le nouveau président américain ?

Donald Trump n’est pas toujours dans une position anti-Chine. Prenons l’exemple de TikTok : alors qu’il s’est autrefois montré favorable à son interdiction, il a récemment plaidé pour que la plateforme reste sur le marché américain, probablement dans l’espoir de conclure un accord avec Pékin. Tout ce qui génère de l’excitation et du bénéfice immédiat semble convenir à Trump. Par exemple, si le déficit commercial avec la Chine s’améliorait, il serait prompt à affirmer que la Chine est formidable. Cela montre que son approche n’est pas aussi unilatérale qu’elle pourrait le paraître.

De son côté, Musk s’est également positionné comme étant en quelque sorte pro-Chine. D’ailleurs, en général, les entreprises ont toujours poussé un agenda pro-Chine parce qu’elles y trouvent des opportunités très importantes. Google, par exemple, avait tenté de proposer un moteur de recherche adapté à ce marché, un projet connu sous le nom de Project Dragonfly, avant d’être abandonné. Toutes les entreprises américaines, et même européennes, cherchent à pénétrer ce gigantesque marché, malgré les défis. Elon Musk a su attirer l’attention des dirigeants chinois avec qui il a entretenu de bonnes relations, ce qui lui a permis de décrocher des accords avantageux. Tesla n’a pas été obligé de former des coentreprises avec des partenaires chinois, contrairement à d’autres constructeurs comme Ford, General Motors, ou Volkswagen. Cela a permis à Tesla de prendre une longueur d’avance, y compris face à ses concurrents européens, déjà en difficulté sur le marché chinois.

Elon Musk effraie autant qu’il fascine. Quelles sont ses failles ?

Je pense que l’une de ses faiblesses est le court-termisme. Il sous-estime la valeur des alliances et des principes qui ont permis aux États-Unis de prospérer à long terme, notamment après la mise en place du système de Bretton Woods et de l’architecture d’après-guerre, à savoir une gestion discrète et réfléchie du pouvoir. Ce qui diffère fortement de l’approche transactionnelle privilégiée par Trump et Musk. S’agissant de ce dernier, je suis convaincu d’une chose : s’il continue à abuser de son pouvoir, il risque de pousser d’autres acteurs à réagir et à développer des partenariats alternatifs. C’est un point qu’il semble sous-estimer. Il ne semble parfois pas conscient des limites de son propre pouvoir. Par exemple, au Brésil, il a finalement été contraint de se conformer à la loi.

Que ce soit sur le plan des relations personnelles ou internationales, les approches purement transactionnelles érodent la confiance. En affaires, ces approches peuvent fonctionner, mais je ne pense pas que cela soit efficace en politique ou dans les relations internationales. Dans les relations internationales, l’intimidation ouverte et la volte-face peuvent se retourner contre vous. Un exemple frappant est celui de Starlink en Ukraine. Le revirement d’Elon Musk a montré qu’un pays ne pouvait pas entièrement compter sur lui en cas de crise. Cela explique pourquoi Taïwan, anticipant d’éventuels conflits avec la Chine, investit dans sa propre constellation de satellites et explore des alternatives. Ils savent que les liens économiques de Musk avec la Chine pourraient le conduire à privilégier Pékin en cas de tensions. Ils se tournent donc vers d’autres fournisseurs, car ils ont vu ce que Musk a fait en Ukraine. Même si dans ce domaine, ses satellites occupent de plus en plus le ciel, laissant de moins en moins de place pour les autres. Il y a donc peu de concurrence en face de lui…




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