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EXCLUSIF. Nos révélations sur ces centaines d’enfants français de l’ASE placés en Belgique


A première vue, la demeure ressemble à toutes les autres maisons de maître de la rue : une grande façade en brique rouge, de larges fenêtres, une porte cochère en bois. Située à la frontière des communes belges de Péruwelz et de Bonsecours, le centre du Val de Verne ne possède aucun affichage permettant de deviner que derrière ses murs, plusieurs dizaines de mineurs présentant une déficience intellectuelle cohabitent, accompagnés d’une équipe d’éducateurs, de psychologues et de paramédicaux. Un choix assumé par le Centre Cerfontaine, maison mère située à quelques centaines de mètres. “Vous ne verrez jamais de logo sur nos camionnettes ou nos lieux de vie, pour ne pas stigmatiser davantage nos résidents”, explique Tiziana Daga, directrice pédagogique du centre. Ici, les jeunes mineurs sont pris en charge par “groupes de vie” de 20 à 25 personnes en fonction de leurs pathologies, dans six résidences différentes dispatchées dans plusieurs communes belges – toutes proches de la frontière française.

Parmi les 150 enfants en situation de handicap accueillis à Cerfontaine, “la quasi-totalité” sont Français, selon la direction. Et “les deux tiers” sont suivis par l’Aide sociale à l’enfance (ASE), qui les a orientés vers la Belgique faute de places disponibles dans des structures similaires en France. Ces jeunes Français, dits “à double vulnérabilité” – à la fois dépendants de l’ASE et nécessitant une prise en charge médico-sociale -, ont été renvoyés vers le centre par le biais de plusieurs conventions : une première signée entre l’établissement et l’Agence régionale de santé (ARS) des Hauts-de-France, convenue pour 55 jeunes, et d’autres signées directement avec l’ASE de différents départements français, permettant l’accueil de 37 enfants du Nord, 5 du Pas-de-Calais, 30 de Seine-Saint-Denis… “Au fil du temps, les sollicitations sont venues de plus en plus loin. Nous avons ainsi travaillé avec des enfants orientés par l’ASE de la Somme, des Ardennes, de l’Oise, de la Corse ou du Morbihan”, raconte Tiziana Daga.

Si chaque profil est différent, le parcours socio-médical de ces jeunes a souvent pour point commun un suivi “chaotique”, marqué par un défaut de prise en charge en France, doublé d’expériences personnelles traumatisantes. “Ils sont carencés sur le plan affectif, ont vécu des situations de maltraitance, d’abus, d’inceste, ont plus ou moins flirté avec la petite délinquance ou la prostitution”, décrit la directrice pédagogique de Cerfontaine, évoquant des enfants lésés par le manque de continuité des soins. Touchés par de multiples pathologies, ces mineurs ont la plupart du temps été ballottés dans différents instituts ou services hospitaliers, avec un diagnostic tardif – quand il existe. “Nous sommes souvent la dernière solution pour ces jeunes, qui ne rentrent pas dans les cases prédéterminées par les établissements français, ou tout simplement qui n’y ont pas trouvé de place pérenne”, résume Tiziana Daga.

Manque de transparence

En Belgique, Cerfontaine est loin d’être le seul centre à collaborer avec l’ASE française : à l’institut médico-pédagogique du Courtil, qui accueille 250 jeunes dans la ville de Tournai, le directeur Dominique Holvoet indique par exemple que “60 %” de ces résidents sont des mineurs français “accompagnés d’une façon ou d’une autre par l’ASE”. Interrogée sur le sujet, l’ARS Hauts-de-France, chargée de ces “partenariats” avec la Belgique, indique que 19 établissements wallons accueillaient fin 2023 pas moins de 432 jeunes Français en situation de handicap et relevant de l’aide sociale à l’enfance. Ce chiffre, qui ne comptabilise que les enfants orientés par l’ARS, ne recouvre qu’une partie de la réalité. Chaque département français peut en effet passer des accords spécifiques avec les établissements belges, pour y orienter par exemple des enfants en situation de handicap mais n’ayant pas encore obtenu la reconnaissance handicap des Maisons départementales des personnes handicapées (MDPH), précieux sésame permettant de bénéficier d’un accompagnement en structure spécialisée.

Le département du Nord indique ainsi à L’Express avoir orienté directement 213 enfants protégés par l’ASE en Belgique, en plus des 137 déjà envoyés par l’ARS – pour un total de 350 enfants. La Seine-Saint-Denis précise, de son côté, que cette situation concerne une “quarantaine d’enfants” dans le département, tous orientés par l’ARS… Alors que chaque territoire dispose de ses propres chiffres, et que certains ne les communiquent pas – l’Essonne ou le Pas-de-Calais n’ont par exemple pas souhaité répondre à nos sollicitations sur le sujet -, il n’existe pas de comptage global du nombre d’enfants de l’ASE en situation de handicap envoyés en Belgique. Selon nos recoupements, ils seraient au moins 680. Contactée, l’Agence wallonne pour une vie de qualité (AVIQ), équivalent belge de l’ARS, précise qu’elle ne dispose pas non plus de telles données.

Dans un rapport rendu en septembre 2024, la Cour des comptes regrette ce manque de transparence s’agissant du dénombrement de ces enfants, et s’inquiète d’éventuels dysfonctionnements dans le financement de leur prise en charge en Belgique. “Tous les enfants présents en Wallonie confiés à l’ASE et disposant d’une orientation de la MDPH doivent être pris en charge sur l’enveloppe correspondante de l’assurance maladie sous peine de créer une rupture d’égalité entre enfants présentant une même reconnaissance de leur handicap”, rappelle ainsi la Cour, demandant à ce qu’un “recensement de ces enfants soit effectué et que la prise en charge de leur séjour soit régularisée”.

Un dispositif “saturé” en France

Ce phénomène, loin d’être inédit – les centres Cerfontaine et du Courtil indiquent tous deux à L’Express accueillir des enfants français de l’ASE “depuis des années” -, symbolise les fortes difficultés des départements à accueillir correctement les enfants dont ils ont la charge, en particulier lorsque ces derniers sont porteurs de handicaps ou présentent des troubles du comportement. “On alerte sur la situation depuis très longtemps : le nombre d’enfants à double vulnérabilité ne fait qu’augmenter, et l’ASE n’est pas paramétrée pour les accueillir”, regrette Pauline de la Losa, responsable handicaps au sein de la Convention nationale des associations de protection de l’enfant.

En juin 2024, une étude conjointement réalisée par son association et l’UNAPEI, réseau d’associations représentant les intérêts des personnes ayant un trouble du neuro-développement, rappelait qu’un quart des enfants accompagnés par la protection de l’enfance étaient “doublement vulnérables” – un chiffre qui atteint 45 % des mineurs accueillis en lieu de vie et d’accueil, 29 % de ceux accueillis dans les maisons d’enfants à caractère spécial, et 32,7 % de ceux hébergés en famille d’accueil. Dans le même temps, un manque criant de places en structures spécialisées, de formations et d’effectifs ne permet pas de les prendre en charge convenablement. “Les professionnels se retrouvent avec des enfants présentant des troubles auxquels ils ne sont pas formés. Il en résulte une absence de projet pour l’enfant, ou des projets multiples là où il faudrait un accompagnement clair, spécifique et encadré”, constate Pauline de la Losa.

Sur le terrain, cet amer constat est largement partagé par les élus en charge du handicap. “Le dispositif est saturé : on se retrouve parfois sans réponses, avec des prises en charge bricolées, par exemple avec un accueil de jour mais pas de nuit. On risque de devenir maltraitants”, admet sans détour Audrey Tonnerre, vice-présidente du département du Nord chargée de l’Enfance, la famille et la jeunesse. Même bilan pour Myriam Bouali, directrice Enfants et Familles au Conseil départemental de Seine-Saint-Denis, qui évoque “un sous-calibrage de l’offre médico-sociale enfant” sur son territoire et un “retard chronique” sur le sujet, que les différentes initiatives menées ces dernières années ne permettent plus de combler.

“Manquements graves”

Alors que la Belgique est située à environ 2h30 de voiture de son département, Myriam Bouali assure que ces enfants continuent d’être suivis juridiquement et socialement en France, et gardent un lien avec leur famille par le biais de visites ponctuelles des proches en Belgique, ou de retours encadrés au domicile de l’enfant.

Pour garantir un accueil décent des petits français de l’ASE dans les structures belges, l’ARS Hauts-de-France rappelle par ailleurs que l’accord-cadre signé le 21 décembre 2011 par les gouvernements français et wallon prévoit la mise en œuvre d’une inspection commune des deux pays dans ces structures. “Un programme annuel est arrêté entre l’ARS Hauts-de-France et l’AVIQ, mais il peut également être décidé de diligenter des inspections non programmées en cours d’année en fonction des signalements reçus”, précise l’organisme.

Dans son rapport de septembre dernier, la Cour des comptes alertait justement sur des “manquements graves” constatés au cours des dix dernières années dans plusieurs établissements belges, évoquant des “maltraitances physiques ou verbales, de la privation de nourriture comme punition, des défauts de soin ou de surveillance, des denrées alimentaires avariées […], ou encore des négligences dans la distribution des médicaments”. Selon la porte-parole de l’AVIQ Lara Kotlar, les établissements concernés seraient désormais placés “sous surveillance constante”, et auraient bénéficié de “plans d’actions concrets” afin d’éviter toute maltraitance.

Malgré ces retours, la situation fait sérieusement tiquer la députée (PS) Isabelle Santiago, rapporteure de la Commission d’enquête sur les manquements des politiques publiques liées à la protection de l’enfance. “Il faut se demander pourquoi ces enfants sont envoyés en Belgique, et ce que cela dit de la capacité de l’Etat à les protéger sur notre territoire”, tacle-t-elle, avant le début d’une série de visites programmées en Belgique dans le cadre de sa commission d’enquête, prévue pour la fin de ce mois de janvier 2025.




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