Des attaques préparées, coordonnées, ciblées. Voilà l’impression qu’ont donné les prises de parole récentes de plusieurs hauts responsables politiques de droite à l’encontre de l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe). C’est d’abord Gérard Larcher qui allume la mèche le samedi 11 janvier dans une interview au Parisien. Le président du Sénat s’en prend alors à l’établissement public et ses “4 milliards de budget et près de 1 100 équivalents temps plein”, estimant que “la question de l’efficacité de la dépense publique se pose”. Rebelote le lendemain : c’est au tour de Valérie Pécresse, la présidente de l’Ile-de-France, de suggérer sur France Inter sa suppression pure et simple, et le transfert de ses crédits vers les régions. Le 14 janvier, après le discours de politique générale de François Bayrou, le patron du groupe LR à l’Assemblée nationale, Laurent Wauquiez, énumère quant à lui, devant les députés, ces opérateurs – dont l’Ademe – à l'”utilité douteuse” et au “coût bien réel”.
L’offensive a pris de court de nombreux observateurs. “L’action de l’Ademe est absolument essentielle, et je suis surpris qu’on la vise. S’il fallait réellement faire des économies, il y a bien d’autres domaines où cela pourrait être envisagé”, assure François Gemenne, professeur à HEC et membre du GIEC. D’autant que ce n’est pas la première fois que cette agence, pourtant considérée comme incontournable pour mettre en musique la partition complexe de la transition écologique, fait l’objet de critiques. “L’Ademe doit constamment justifier son rôle, alors qu’elle accompagne des projets portés par les collectivités et les entreprises. Si on coupe ses moyens, les conséquences seront lourdes : nous resterons vulnérables aux chocs énergétiques et n’atteindrons pas nos objectifs climatiques”, alerte un membre du Haut conseil pour le climat.
L’association des maires de France (AMF) pointe par exemple la “rigidité” de cet opérateur d’Etat. “Cet organisme est très centralisé et engendre de la norme, ce qui finit par déposséder les responsables politiques de leurs décisions”, estime le coprésident de la commission transition écologique de l’AMF, Jean-François Vigier. Guillaume de Bodard, président de la commission environnement et développement durable de la Confédération des petites et moyennes entreprises (CPME), critique également “une gouvernance erratique. Chaque président apporte une nouvelle stratégie, mais sans réel suivi”.
Visites simultanées et impromptues, aux aurores… à partir d’avril 2024, 11 agents dépêchés par l’Inspection générale des finances (IGF) ont mené un audit sur quatre de ses principaux sites. Après quatre mois de travail, un rapport a conclu que l’opérateur était globalement bien géré. Et recommandait même d’en augmenter les effectifs. “Si notre modèle avait été inefficace, cela aurait été légitimement signalé”, fait valoir le PDG de l’Ademe, Sylvain Waserman. “Le compte rendu est plutôt flatteur, reconnaît un conseiller gouvernemental. Surtout, il est très rare que l’IGF incite à recruter. Généralement, c’est plutôt l’inverse.”
Une rivalité entre les régions et l’Ademe ?
Ce n’est peut-être pas tant du côté de l’Ademe qu’il faut chercher les inefficacités. Mais plutôt dans la jungle touffue de l’accompagnement de la transition où l’on peut déceler doublons, points de blocage et rivalités. La proposition de Valérie Pécresse n’est pas innocente. La collaboration entre les régions et l’Ademe laisse parfois à désirer. D’un côté, l’établissement public gère le fonds chaleur renouvelable – 800 millions d’euros – et économie circulaire – 300 millions d’euros -, et opère également une partie du plan France 2030 – à hauteur de 8,3 milliards sur une enveloppe totale de 54 milliards d’euros. De l’autre, les régions ont vu leur mission en matière de transition écologique renforcée par l’adoption de la loi 3DS en 2022. Ce texte prévoit de leur donner plus de marge de manœuvre sur ces sujets. Elles pilotent également le Fonds européen de développement régional (FEDER).
Des objectifs communs qui occasionnent des frictions. “Tout le monde préfère défendre ses propres intérêts plutôt que de collaborer réellement, car chacun veut apposer son logo. Cela reflète une véritable compétition entre administrations. Les élus locaux cherchent à prouver leur utilité, tandis que l’Etat veut montrer qu’il soutient les initiatives. Cette dynamique s’inscrit dans un contexte où l’on tente de compenser le sentiment d’érosion du service public. Personne ne souhaite donner l’impression de disparaître ou de céder sa place”, soutient Noam Leandri, secrétaire général de l’Ademe entre 2016 et 2023.
Dans les territoires, l’opérateur compte 17 directions régionales, dont 13 en métropole, soit autant que le nombre de Directions régionales de l’environnement, de l’aménagement et du logement (DREAL). “La question de la coexistence, dans une même région, de deux entités chargées de l’environnement, se pose”, estimait, en 2013 déjà, la Cour des comptes. “Le gros travail des directions régionales de l’Ademe est d’accompagner la gestion des fonds. Cela permet d’avoir un point local. Néanmoins, il ne serait pas absurde que les DREAL s’y substituent”, admet un ancien président de l’Ademe. Une mauvaise idée, d’après Sophie Jullian, présidente du conseil scientifique de l’agence : “Ce serait extrêmement préjudiciable de fragmenter sa capacité d’expertise à travers les régions françaises.”
Ce chamboulement, souhaité par Valérie Pécresse, n’aurait pas de sens selon Benoît Leguet. “Les directeurs régionaux de l’Ademe sont sur le terrain : ils rencontrent les acteurs locaux, comprennent les projets et leur utilité. Je ne vois pas en quoi cette nouvelle organisation serait plus efficace. D’autant que la loi 3DS a déjà institué un dialogue entre l’Etat, les régions et l’Ademe”, souligne le directeur général de l’Institut de l’économie pour le climat (I4CE) et membre indépendant du conseil d’administration de l’opérateur d’Etat. Sur le plan opérationnel, les contours d’un tel mouvement sont pour l’instant flous. “Qui vous dit que la région reprendrait tous les fonctionnaires de l’Ademe ?”, interroge la sénatrice Nicole Bonnefoy (PS), membre du conseil d’administration. “Les fonds de l’Ademe sont alloués à des objectifs spécifiques et ne peuvent pas être simplement redistribués à ceux qui affirment pouvoir faire mieux, ajoute la députée Anna Pic (PS). Les régions, bien qu’elles aient des capacités d’action importantes, ne peuvent pas tout prendre en charge seules.”
Le maquis des aides à la transition
Pour mener à bien les projets en faveur de la transition, l’Etat et ses opérateurs délivrent une multitude d’aides. Rien que pour les entreprises, l’IGF recensait pas moins de 340 dispositifs en avril 2023. Un problème que soulevaient déjà Pascal Canfin et le spécialiste de la finance verte Philippe Zaouati, dans un rapport remis en 2019 à François de Rugy, alors ministre de l’Ecologie. “Les sociétés doivent faire face à une grande complexité pour identifier leurs interlocuteurs selon leur stade de développement, notamment avec la décentralisation qui a ajouté une couche supplémentaire, avec les régions. Nous devons œuvrer pour une meilleure cohérence entre les différents guichets, tant au niveau national qu’européen, afin de simplifier l’accès aux financements”, avance le député européen (Renew).
Les deux auteurs recommandaient notamment la création d’un guichet unique. Malgré quelques tentatives, c’est tout le contraire qui s’est produit. “De nombreux acteurs, qu’il s’agisse de l’Etat ou des régions, ont développé leurs propres plateformes, ce qui a entraîné une dispersion des initiatives et des conflits sur la visibilité”, déplore Noam Leandri. Philippe Zaouati milite pour la création d’une équipe trans-institutionnelle permettant de coordonner tous les acteurs impliqués, à l’image de Tracfin dans la lutte contre le blanchiment d’argent. Selon lui, “le problème des agences et des organisations en général est qu’elles tendent à cloisonner leurs actions, en créant des territoires protégés que chacun cherche à défendre”.
Ce manque de clarté retarde aujourd’hui certains projets. “L’objectif doit être de simplifier l’accès aux aides à la décarbonation et de fluidifier le parcours des entreprises. Il faut se mettre à leur place, comprendre leurs besoins et leur offrir un accompagnement lisible et intuitif. Cela fait désormais plus de trois ans que les entreprises interrogées dans nos enquêtes annuelles expriment une forte attente d’accompagnement dans leur transition écologique. Elles veulent résolument agir, mais sont souvent déboussolées par la complexité administrative”, indique de son côté le Medef. “Plus les dispositifs seront lisibles et simples, mieux cela fonctionnera. Une PME de 30 ou 40 salariés n’a souvent ni le temps ni les ressources de s’en occuper, d’autant que la plupart n’ont pas de responsable environnement. Il faut donc des outils adaptés pour les aider à monter en compétence”, abonde Guillaume de Bodard de la CPME.
La menace des restrictions budgétaires
Quant aux appels à projet, pilotés en majeure partie par l’Ademe et Bpifrance, leur forme a parfois tendance à ralentir le processus. “Ce système peut même être contre-productif. Chaque entreprise ou collectivité cherche des financements par différents canaux. Aujourd’hui, il faut scruter les appels à projet, ce qui est chronophage, énergivore et coûteux. Il serait bien plus efficace d’avoir des aides pluriannuelles, avec des objectifs clairs et un accompagnement thématique”, convient Anne Lassman-Trappier, représentante de France Nature Environnement au conseil d’administration de l’Ademe. “Notre rôle consiste à absorber la complexité des processus pour simplifier les démarches, répond Sylvain Waserman de l’Ademe. Nous garantissons que chaque euro est investi efficacement. Tous nos appels à projets incluent une évaluation systématique, notamment de l’efficacité carbone par euro investi.”
A très court terme, les acteurs de la transition ont pour le moment un autre sujet de préoccupation en tête. Dans l’optique d’assainir les finances publiques, le robinet des aides pourrait se tarir. “Aujourd’hui, il y a un vrai risque que toute la valeur créée ces dernières années – de la start-up innovante à des industriels comme ArcelorMittal – soit détricotée à cause des restrictions budgétaires, prévient l’eurodéputé Pascal Canfin. Les outils financiers efficaces, avec un fort effet de levier, risquent d’être fragilisés ou coupés, ce qui serait catastrophique.” Les entreprises, tout comme les collectivités, ont pourtant un besoin vital de se projeter. Sauf que dans un contexte de diète budgétaire, les aides à la transition risquent de passer au second plan.
Source