Dmitry Glukhovsky* a connu un succès mondial avec sa trilogie dystopique Métro. Mais, dorénavant exilé en Europe, l’écrivain russe a été condamné en 2023 par contumace à huit ans de prison pour son opposition à la guerre en Ukraine. Il publie le 30 janvier en français son Journal sous dictature (Robert Laffont), qui documente l’évolution dictatoriale de la Russie de Vladimir Poutine, des manifestations de 2012 jusqu’à la rébellion réprimée de Prigojine. Lauréat du prix de la Liberté de L’Express en 2023, Dmitry Glukhovsky analyse “la médiocrité” du régime russe, les ressorts psychologiques de Poutine ou la passivité de ses concitoyens. L’auteur se projette aussi dans l’avenir, pariant que Donald Trump va offrir “une porte de sortie” à Poutine en Ukraine, avant une nouvelle guerre, selon lui, inévitable…
L’Express : Après des romans d’anticipation, vous êtes passé au journal politique. La situation actuelle en Russie s’apparente-t-elle à une dystopie ?
Dmitry Glukhovsky : Depuis une décennie, j’ai observé la transformation de mon pays en dictature. J’ai compris qu’en Russie, se taire n’était plus une option. C’est comme ça que ce livre a pris forme. Depuis 2022, et même avant, on a effectivement l’impression de vivre en pleine dystopie. Des choses qui semblaient, il y a encore quelques années, impossibles sont devenues la norme. Et, pire, tout le monde s’y est habitué. Comme si l’anormalité s’était installée. Commencer une guerre ouverte au XXIe siècle paraissait impensable. Désormais, même Donald Trump parle d’une redistribution territoriale au sujet du Groenland, de Panama ou du Canada, alors que l’intégrité territoriale était actée dans les relations internationales depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.
Bombarder ouvertement les Ukrainiens semblait fou, en sachant que l’Ukraine et la Russie ont mille ans de coexistence. Mais là encore, nous nous sommes habitués. La Russie a connu sa première mobilisation depuis la Grande Guerre patriotique. Un million de personnes sont parties au front, mais les 140 000 millions de Russes restants se sont habitués à cette loterie de la mort, où chacun peut servir de chair à canon. Malgré toutes ces évolutions extraordinaires, à Moscou, les restaurants sont bondés. Les Russes ne se rendent pas comptent qu’ils vivent dans une dystopie. Ou, s’ils en sont conscients, ils font tout pour réprimer ce sentiment. Les ventes des antidépresseurs sont ainsi au plus haut, avec des chiffres plus élevés qu’au début de la guerre en 2022, qui avait pourtant représenté un record absolu.
Selon vous, sous Poutine, les “médiocres” ont succédé aux “nuls” de l’ère soviétique. Si tel est le cas, comment expliquer que le régime tienne ?
Le régime tient car justement autour de Poutine, personne n’ose le renverser. Il s’est entouré de gens plus médiocres que lui, qui lui doivent tout, qui ne pourraient pas être là sans lui car leur valeur est zéro. D’où leur obéissance absolue. Dans une société saine, en recrutant des employés, vous cherchez des personnes qui sont susceptibles un jour de vous remplacer. Mais dans une société totalitaire, où tout le monde craint pour sa propre survie, le dirigeant cherche au contraire des incompétents. Le seul domaine où le régime a nommé des responsables compétents, c’est celui des finances.
En réalité, la Russie de Poutine est un Etat néoféodal. Chaque seigneur a son propre secteur économique, qui lui fournit de l’influence et de la richesse. Les généraux du FSB [NDLR : service de renseignement] sont par exemple propriétaires d’entreprises alimentaires. Leurs possessions sont au nom de leurs anciennes épouses, maîtresses ou enfants. Le fameux palais de Poutine au bord de la mer Noire, qui avait été révélé par Navalny, est une structure privée avec des propriétaires partagés. On y retrouve les noms d’anciens partenaires de Poutine du temps où il faisait du judo à Saint-Pétersbourg, mais aussi l’ex-femme d’un officier du FSO [service de protection des personnalités]. Ce sont des pratiques héritées des années 1990. Poutine a construit un véritable palais de tsar, mais l’a fait enregistrer à des noms de “sans-abri”.
La chirurgie esthétique vient sans doute de la mauvaise influence de son ami Silvio Berlusconi.
Dmitry Glukhovsky
Vous expliquez que Poutine, parachuté à son poste sans légitimité naturelle, souffrirait du complexe de l’imposteur. En quoi est-ce une clé pour comprendre son évolution ?
Poutine n’était nullement préparé pour occuper ce poste. Quand on regarde de vieilles vidéos, on voit quelqu’un qui n’est pas sûr de lui, un habitué de l’ombre. Tout d’un coup, par un hasard absolu, il est devenu chef du FSB puis chef d’Etat à la tête d’une ancienne grande puissance. Même dans le chaos de la Russie des années 1990, cette ascension est incroyable. Comme il souffre du complexe de l’imposteur, Poutine a voulu prouver, à lui-même et au monde, la légitimité de son accession au pouvoir. D’où un fréquent recours aux notions de “destinée” et de mission historique. Il ne cesse de se référer à ses prédécesseurs, comme Staline, Catherine II de Russie ou Pierre le Grand… Ce sont des géants historiques. Il est normal que le fil de la raison saute en se comparant constamment à eux. Cela lui donne un sentiment de toute-puissance, proche de celle de Dieu. Mais au bout d’un moment, même cette toute-puissance devient ennuyeuse. Poutine veut donc marquer l’Histoire, en changeant les règles du jeu de l’ordre mondial et en reconstituant l’empire russe. Tout part de l’estime de soi. S’il avait vraiment été élu par le peuple, avec une légitimité démocratique, il n’aurait eu nul besoin de prouver. En outre, Poutine a plus de 70 ans, et sait qu’il n’en a plus que pour une dizaine d’années. Restera-t-il dans l’Histoire comme un dirigeant corrompu avec son palais de mauvais goût dans lequel on retrouve des chambres dorées et une barre de lap dance ? Ou sera-t-il l’égal d’un Pierre le Grand ?
Vous le décrivez “avec un visage de statue de cire – immobile, gonflé par une substance inconnue – dont il ne reste que les sourcils du Poutine d’il y a vingt ans”…
La chirurgie esthétique vient sans doute de la mauvaise influence de son ancien ami Silvio Berlusconi. Voilà un chef d’Etat mafieux qui pouvait tout se permettre, un grand charmeur qui profitait de sa vie tout en restant au pouvoir. Berlusconi a organisé des orgies “bunga bunga” auxquelles les dirigeants russes étaient conviés. Outre le Botox, Poutine a aussi emprunté au style mafieux italien son goût pour les costumes Brioni. En revanche, il reste un homme du KGB, et ne montre rien de sa vie privée. Staline n’affichait jamais rien, lui non plus. Mais si on veut être l’équivalent d’un dieu vivant, il ne faut rien montrer de terrestre. D’une certaine manière, il fait croire qu’il serait marié à la Russie. Ses maîtresses, ses enfants avec Alina Kabaeva sont dissimulés. Cette distance, qui ne laisse aucune place à l’émotion, forme une cuirasse. Poutine ne reconnaît pas ses enfants, ne déclare pas ses biens, ne s’autorise dans le cadre télévisuel ni colère, ni peur, ni doute, seulement des ricanements. Il ne vieillit même pas d’une manière humaine.
Comment expliquez-vous la passivité de la population russe ? Les sanctions économiques, qui commencent à peser sur le pays, auront-elles un impact sur l’opinion publique ?
Les sanctions occidentales sont bien trop timides. 300 milliards d’avoirs russes ont certes été gelés à l’étranger, mais autant de capitaux privés ont pu être rapatriés, et ont été réinjectés dans l’économie. Les pays occidentaux continuent à acheter du gaz et de manière détournée du pétrole russe, car ils laissent la Chine et l’Inde en acheter. C’est avec cet argent que Poutine a pu mener sa guerre et supporter le coût des sanctions. Au bout de trois ans de conflit, des effets économiques se font certes sentir. Mais pour l’instant, cela reste tolérable pour les Russes. L’inflation dérape, mais la vie continue. Les classes supérieures ont remplacé les Mercedes par des véhicules chinois, qui en plus sont électriques. Les produits de luxe occidentaux sont importés par le Kazakhstan. Cela coûte 20 % plus cher, mais, franchement, ceux qui les achètent peuvent se le permettre.
Le régime peut-il tenir longtemps ?
A mon avis, non. La guerre accapare près de la moitié du budget de l’Etat. C’est pour cela que Poutine est motivé par un deal avec Donald Trump afin de mettre un terme à ce conflit. Bien sûr, il fera semblant que tout va bien, et tentera de faire croire qu’il peut continuer ce conflit de manière indéfinie. En Russie, le salaire médian mensuel est de 400 euros. Les Russes qui se sont portés volontaires pour cette guerre peuvent gagner jusqu’à 2 000 euros par mois. Et désormais, le premier paiement, quand on s’enrôle, peut monter jusqu’à 50 000 euros. Il y a une compétition entre les différentes régions pour savoir qui va envoyer le plus de soldats en Ukraine. Et si un homme est tué, sa famille reçoit 60 000 euros. Mais même avec ces incitations financières, on voit que cela ne suffit plus, d’où le recrutement de militaires nord-coréens. Poutine sait parfaitement que s’il décrète une deuxième mobilisation, ce sera un facteur d’instabilité. Il se contente donc de recruter des soldats rétribués, mais avec une baisse constante en termes de qualité, les recrues étant de plus en plus âgées, et les militaires qui se battent contre de l’argent étant bien moins motivés qu’au début.
Aujourd’hui, Poutine a besoin d’une paix, mais il ne veut pas perdre la face.
Dmitry Glukhovsky
Donald Trump, de retour à la Maison-Blanche, va-t-il donc lui offrir une porte de sortie ?
Poutine ne peut pas prendre l’initiative de faire la paix, car cela nuirait à son image, à sa survie politique et à son héritage historique. Mais si quelqu’un la lui propose, cela lui offrira effectivement une porte de sortie. Trump veut se donner l’image d’un faiseur de paix. Bien sûr, il est imprévisible. A part son opposition à l’immigration, il peut changer d’avis sur tout.
Aujourd’hui, Poutine a besoin d’une paix, mais il ne veut pas perdre la face. Trump non plus ne veut pas paraître faible. Si Poutine lui donne l’impression que c’est lui qui est l’initiative, qu’il est un homme fort qui réussit à imposer la paix en Europe, cela peut fonctionner. Il s’agira en tout cas d’une bataille d’ego. Dans un pays où l’information est très contrôlée, Poutine peut réussir à présenter un échec militaire comme une victoire. En tout cas, un statu quo en Ukraine préservera son régime, qui pourrait encore tenir des décennies. En interne, il va sûrement renforcer son contrôle sur la population russe, notamment grâce à la technologie numérique, en s’appuyant sur l’expérience de son allié chinois. Et il mettra sans doute encore plus l’accent sur une idéologie conservatrice. Déjà, l’avortement est en danger. Le régime ira encore plus loin dans sa rhétorique “famille, tradition, Eglise”. On sait aussi que les dictatures ont toujours besoin de se créer des ennemis extérieurs. Le Kremlin va donc accuser ses voisins, que ce soit la Lituanie ou la Lettonie. Poutine aura besoin d’une autre guerre.
Depuis son accession au pouvoir, il n’a jamais cessé de faire la guerre, d’abord en Tchétchénie, puis en Géorgie, dans le Donbass et depuis trois ans dans toute l’Ukraine. Une paix temporaire ne fera que solidifier Poutine, et pousser son régime encore plus dans une direction fasciste et révisionniste. En 2022, les Européens ont su se mobiliser, aidant militairement et économiquement l’Ukraine. Mais aujourd’hui, ils sont fatigués. Ils veulent des bonnes nouvelles. Même si un Français ou un Allemand moyen n’a pas ressenti les effets de cette guerre, contrairement aux Ukrainiens, il n’en peut plus de voir des bombardements à la télévision. Sauf qu’une paix risque d’avoir des conséquences stratégiques terribles, avec peut-être une guerre mondiale dans dix ans… Au sein de la maison européenne, il y aura désormais une bête sauvage, prête à sauter sur une nouvelle victime à n’importe quel moment. Les Européens vont devoir vivre dans la peur. Mais là encore, cette situation se banalisera. On se dira que la Russie est comme ça, et qu’on ne peut rien y faire.
Mais que faudrait-il faire ?
Je n’appelle pas à envahir la Russie afin de faire tomber Poutine. Mais on sait qu’affaiblir financièrement une dictature est la seule manière de l’empêcher d’avoir d’une ambition globale. Privons au moins Poutine de ses moyens, pour le freiner dans ses ambitions révisionnistes.
*Journal sous dictature, par Dmitry Glukhovsky (traduit du russe par Raphaëlle O’Brien-Pache), Robert Laffont, 461 p, 22,90 €. Parution le 30 janvier.
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