La Défaite de l’Occident, Décadence, Le Suicide français… Depuis le précurseur “déclin de l’Occident” d’Oswald Spengler en 1922, ils sont nombreux à avoir prédit un effondrement civilisationnel. Mais ces dernières années, les discours sur le crépuscule de notre modèle libéral sont devenus dominants aussi bien à droite qu’à gauche. Dans La Malédiction du vainqueur, l’économiste Pierre Bentata prend à rebours ces thèses et assure que rien, dans les données, ne prouve un déclin des démocraties occidentales face aux régimes autoritaires comme la Chine ou la Russie. En revanche, il tente de comprendre les racines de notre pessimiste culturel.
Pour L’Express, le maître de conférences à la faculté de droit d’Aix-Marseille Université explique pourquoi l’Occident est loin d’avoir dit son dernier mot face au “nihilisme” du régime de Vladimir Poutine comme à la Chine de Xi Jinping qui restera selon lui “l’éternelle prochaine grande puissance”. Il contredit en particulier les thèses d’Emmanuel Todd.
L’Express : D’Emmanuel Todd à Eric Zemmour en passant par Michel Onfray, de nombreux commentateurs évoquent un déclin de l’Occident. Vous dites au contraire qu’il a triomphé…
Pierre Bentata : Cela peut ressembler à un constat provocateur et hors sol. Mais en réalité, ce sont les arguments avancés dans les innombrables livres annonçant les dernières heures de la civilisation occidentale qui ne sont jamais corroborés par des faits. Je mets à part l’essai de Ross Douthat, Bienvenue dans la décadence, dans lequel il y a des choses intéressantes. Mais si on prend les revenus, l’espérance de vie ou les inégalités, toutes les données vont dans un même sens : ce sont toujours les démocraties libérales qui sont en haut des classements, et ce sont toujours les régimes présentés comme des alternatives au modèle démocratique qui sous-performent. Le revenu moyen d’un Russe ou d’un Chinois est quatre fois plus faible que celui d’un Français. L’indice de Gini, utilisé pour mesurer les inégalités de revenus, est resté stable au cours des vingt dernières années dans la plupart des pays occidentaux, et demeure inférieur à celui de pays autoritaires comme la Chine, la Russie ou la Turquie. Même Branko Milanovic, pourtant père de l’analyse des inégalités économiques, a observé qu’une convergence des revenus s’opère dans le monde à mesure que les pays s’ouvrent au libre-échange et adoptent une économie de marché. La mortalité infantile est également deux fois plus faible dans les démocraties libérales que dans les régimes autoritaires.
En ce qui concerne les problématiques environnementales, Hanna Ritchie, chercheuse à Oxford, a montré que les premiers pays à avoir connu un découplage entre la croissance et les émissions de CO2 sont les pays les plus riches, à savoir les démocraties occidentales. Les Etats européens sont de loin les plus performants dans l’indice de performance environnementale de l’université Yale. D’un point de vue de la prospérité comme de la santé, du bien-être ou de l’environnement, il est donc impossible de considérer qu’il y a un déclin global de l’Occident.
Comme définissez-vous déjà l’Occident ? Est-ce une civilisation, une zone géographique ou un état d’esprit ?
L’Occident est souvent utilisé comme un épouvantail, un concept vide. Certains partisans de la thèse d’un déclin de l’Occident n’y incluent aucun des pays de l’hémisphère sud, et donc pas l’Australie ou la Nouvelle-Zélande. D’autres ne prennent pas le Japon ou la Corée du Sud. Pour moi, l’Occident a des cultures très différentes, des situations géographiques diverses, des trajectoires historiques variées. En réalité, le point commun dans ce patchwork culturel, c’est une attitude vis-à-vis de la personne humaine. On place l’individu au milieu de la société. Ce qui se traduit par des institutions visant à protéger les individus, l’Etat de droit, l’équilibre des pouvoirs, l’indépendance de la justice, la liberté des médias… Ce que j’appelle Occident, ce sont donc toujours des démocraties libérales.
Que répondez-vous à ceux qui expliquent que l’Occident s’est construit sur l’impérialisme et l’esclavage ?
Ce cliché perdure. Alors que les données qui le contredisent remontent à loin. Dès 1828, Jean-Baptiste Say, titulaire de la première chaire d’économie en France, rappelait à propos des Antilles que l’esclavage est une perte économique. En 2023, les économistes Richard Hornbeck et Trevon Logan ont estimé que l’émancipation des esclaves a, aux Etats-Unis, généré une augmentation de la productivité qui pourrait être équivalente à celle ayant suivi l’introduction des chemins de fer. L’esclavage permet des enrichissements personnels et des inégalités fortes. Mais si l’on considère l’ensemble d’une population, il ruine plutôt les pays. Pas de prospérité sans équité ni liberté. Aujourd’hui, les pays qui comptent la plus grande proportion d’esclaves modernes ne sont d’ailleurs pas des Etats innovants.
Les Brics+ ne font pas rêver ceux qui nourrissent l’espoir d’une vie meilleure
Selon Anne Applebaum, la haine des régimes autoritaires pour les démocraties libérales est aujourd’hui leur principal point commun…
La seule vraie stratégie commune entre les Etats autoritaires, c’est effectivement la confrontation avec l’Occident. Si ces régimes offraient de vraies alternatives, pourquoi entretiennent-ils une telle haine contre des pays occidentaux prétendument faibles et dégénérés ? Pourquoi mènent-ils en permanence des campagnes de désinformation, des guerres hybrides, des tentatives de corruption de nos élites ? Pourquoi faire ça si leur modèle est bien le meilleur et que le nôtre est en train de s’effondrer ?
Par ailleurs, si l’Occident était vraiment décadent, pourquoi ces régimes autoritaires cachent-ils à leurs populations ce qui se passe chez nous en bloquant Internet ou en censurant des discours et films ? Pourquoi pratiquent-ils souvent aussi des élections, en sachant que celles-ci sont truquées ? Cela montre bien que même pour des régimes autoritaires comme celui de Poutine, les élections restent un moyen de légitimation du pouvoir.
Comme tout ce qui est vital, la démocratie libérale est virale. D’où l’énergie avec laquelle les dictatures s’empressent d’ériger des barrières imperméables, afin d’empêcher quiconque de découvrir que l’herbe est réellement plus verte ailleurs, là où règne la liberté.
Mais si la démocratie libérale est effectivement “virale”, comment expliquer qu’elle soit en recul dans le monde depuis vingt ans ?
La chute du mur de Berlin a représenté le point d’acmé démocratique. Depuis vingt ans, il y a effectivement une baisse du nombre de démocraties libérale dans le monde. Cela ne s’est pas fait à travers des coups d’Etat, mais parce que des démocraties elles-mêmes sont de moins en moins démocratiques. Mon interprétation, c’est qu’il y a un mécontentement des personnes vivant au sein des pays démocratiques, alors même que d’un point de vue matériel, selon toutes les mesures objectives, cela se passe de mieux en mieux. Il y a donc un problème de la perception de la démocratie. C’est ce que je nomme la malédiction du vainqueur. Quand on est habitué à une certaine situation, il est plus difficile de voir ce qui fonctionne. A l’inverse, les migrants plébiscitent les pays démocratiques. Les principales destinations restent les Etats-Unis ou l’Europe, alors que les Brics+ ne font pas rêver ceux qui nourrissent l’espoir d’une vie meilleure. La culture occidentale est aussi inévitable dans le monde entier. Mais au sein de nos démocraties, les personnes sont de plus en plus pessimistes, et votent pour des partis de moins en moins favorables au libéralisme.
Comment l’expliquez-vous ?
Dans une démocratie, on est en droit de demander toujours plus. Ce qui fait qu’on est beaucoup plus attentif aux moindres dysfonctionnements. C’est un abaissement du seuil de tolérance. On se concentre sur le chemin qui reste à parcourir, plutôt que sur le chemin déjà parcouru. En France, on le constate avec cette tentation de croire qu’il y aurait de plus en plus d’inégalités dans notre pays. Aujourd’hui, on se focalise également sur la situation des personnes trans. Mais on oublie complètement que les droits des homosexuels sont entrés dans les mœurs, ou que nous avons bien avancé sur la question des inégalités femmes-hommes. Dans nos pays démocratiques, nous pouvons pointer les problèmes en matière de discriminations. Mais comme il est bien moins question de ces sujets dans des régimes plus autoritaires, on peut se dire que ça fonctionne mieux chez eux. Alors que si les homosexuels ne s’expriment pas en Russie ou dans les pays arabes, ce n’est pas parce qu’ils y sont heureux, mais qu’ils n’y ont pas droit de cité. Si les Chinois n’interrogent pas leur histoire, ce n’est pas parce qu’ils en sont fiers, mais que la critique y est censurée !
En Russie, le spirituel est remplacé par les spiritueux
Un événement anodin, mais très intéressant, illustre cette tendance. En février 2024, l’organisation World of Statistics avait publié sur les réseaux sociaux un classement mondial des pays selon le nombre de viols rapportés. Le Royaume-Uni et la Suède étaient en tête, suivis par une majorité de pays occidentaux. Cela a déclenché une vague d’indignation contre nos sociétés supposées patriarcales. Alors que, bien sûr, il s’agissait d’agressions rapportées, et que les femmes vont bien plus porter plainte dans des pays où leurs droits sont reconnus, tandis qu’au Nigeria, au Pakistan ou en Égypte, il y a moins de deux viols reportés pour 100 000 habitants.
A quel point le retour de Donald Trump est-il un revers pour le modèle libéral ?
C’est un phénomène ambigu. Sa victoire face à une candidate qui a mené une campagne communautariste démontre qu’il subsiste chez les citoyens américains un sentiment universaliste fort. Ils ne se perçoivent pas comme des essences mais comme Américains, c’est-à-dire des individus libres et en droit de s’émanciper. Voilà pourquoi sa victoire est aussi celle des principes de la démocratie libérale.
Par ailleurs, son désengagement de l’Europe va nous pousser et nous pousse déjà à interroger nos principes, notre souveraineté et les moyens de conserver notre grandeur.
Mais dans le même temps, Trump ne semble pas avoir compris pourquoi il a été élu et adopte une attitude qui est la négation des principes occidentaux. Ses récents décrets sur l’immigration ou les émeutiers du Capitole témoignent de cette ignorance. Et sur le plan international, en se montrant autoritaire avec les démocraties libérales et conciliant avec les Etats autoritaires, il accrédite l’idée selon laquelle les relations internationales se fondent sur la loi du plus fort, alors qu’une attitude fidèle aux principes occidentaux conduirait à faire rigoureusement l’inverse : être ferme avec les Etats qui ne comprennent que ça, et pacifiste avec les démocraties libérales.
Pourquoi êtes-vous si critique d’Emmanuel Todd, qui a annoncé la “défaite de l’Occident” ?
Emmanuel Todd est représentatif d’une approche pseudo-scientifique. Prétendant suivre les traces de Max Weber, il a construit une théorie qui expliquerait tout. Mais rien ne peut lui donner tort. Selon lui, la dynamique de l’Occident repose sur le protestantisme. Or comme celui-ci est en fort recul dans les pays occidentaux, ces derniers seraient à bout de souffle. Comme si le Japon ou la Corée du Sud étaient devenus des démocraties libérales à travers le protestantisme… Surtout, les travaux historiques sérieux montrent que le miracle occidental a de multiples causes, entre luttes féodales, géographie, démocratisation de l’enseignement de la lecture et de l’écriture, reconnaissance de la souveraineté individuelle… Mais tout cela, Todd n’en a cure. Il a sa conclusion : sans protestants, plus d’Occident.
Sa haine des Etats-Unis le pousse à minimiser leur richesse. Qu’importe si l’Américain moyen est deux fois plus riche qu’un Européen, Todd va affirmer, par un tour de passe-passe, que les Américains sont plus pauvres que les Russes. A l’inverse, qu’importe si le PIB russe est gonflé par les exportations de gaz, l’inflation ou les équipements militaires, pour Todd, la Russie se porte très bien. Les Américains sont en moyenne dix fois plus riches que les Russes ? Cela ne l’intéresse pas. Todd affirme que Poutine est en train de gagner la guerre en Ukraine, occultant le fait qu’il s’agissait d’une invasion qui devait durer trois jours et que la Russie a démontré qu’elle n’était en rien la deuxième puissance militaire mondiale. Le pays est surendetté, avec une inflation galopante, dépendant de la Chine, mais aussi de l’Iran et même de la Corée du Nord. Mais pour Todd, la Russie a gagné, qu’importe si les Etats-Unis ne sont pas engagés directement dans ce conflit.
S’il disait simplement détester les Etats-Unis, ce serait une opinion parfaitement légitime. Mais Emmanuel Todd présente ça comme un fait scientifique, qui ne tient pas la route. Si le sentiment religieux est réellement la clé de la dynamique d’un pays, alors la Russie est en très mauvais état, avec des personnes qui divorcent davantage et une fréquentation des cultes très faible. La solidarité intergénérationnelle y est moins importante que dans les pays occidentaux. En Russie, le spirituel est remplacé par les spiritueux, avec un taux d’alcoolisme bien plus élevé que dans nos sociétés occidentales. Même si la théorie de Todd est vraie, il devrait donc conclure l’inverse. La Russie est en réalité un Etat nihiliste, qui ne croit plus à rien, ni aux cieux, ni aux siens. Poutine présente son pays comme le nec plus ultra de la sophistication civilisationnelle, mais on est en droit d’avoir quelques doutes.
La Chine restera selon vous “l’éternelle prochaine grande puissance”. Pourquoi ?
Si on regarde le PIB de la Chine, il est normal, vu la taille du pays, qu’il soit énorme. Cela crée un vertige. De la même manière, en sachant que sa population est énorme, et de mieux en mieux éduquée, il n’est pas étonnant qu’elle soit devenue le premier pays en termes de dépôts de brevets. Mais le PIB par habitant de la Chine est trois faible que celui de la France. En termes d’innovation, elle invente des produits qui existent déjà, avec un coût plus faible. En dépit d’énormes investissements, on voit qu’en matière d’IA, les Américains vont beaucoup plus vite. Pour transformer la recherche en progrès qui puissent bénéficier à tout le monde, il y a besoin de marchés. On a vu la même chose avec l’URSS, qui avait les meilleurs mathématiciens du monde, mais n’a pas été capable d’inventer un magnétoscope. Pour véritablement devenir la première puissance mondiale, il faudrait donc que la Chine adopte totalement les principes du marché, mais ce faisant, elle renierait son propre modèle de développement.
Par ailleurs, une vraie puissance s’impose d’elle-même, et n’a pas besoin de combattre. Je demande à mes étudiants de première année ce qu’ils connaissent comme série chinoise, comme auteurs chinois ou du droit chinois. C’est un silence absolu. Alors qu’à l’inverse, le monde entier est familier avec le système judiciaire américain du fait des films et des séries. De ce point de vue, la Corée du Sud avec son soft power est bien plus puissante que la Chine. Personne n’a envie d’être chinois, mais tout le monde a un avis sur les Etats-Unis. On a tous regardé l’investiture de Trump, on commente ce qu’Elon Musk dit sur l’Europe, mais on se fiche de ce que pensent les dirigeants de Tencent ou Baidu. Personne ne comprend comment fonctionne le système politique chinois.
La France, comme les autres pays européens, est aujourd’hui frappée par la dénatalité. Le déclin démographique ne menace-t-il pas l’Occident, même si les Etats-Unis, du fait de l’émigration, devrait continue à croître, contrairement à la Chine ?
Ross Douthat a deux arguments intéressants quand il parle de décadence. Il y a d’abord selon lui un marasme culturel, avec un manque d’originalité dans les productions musicales, cinématographiques ou littéraires actuelles. Y a-t-il une panne de la créativité qui contraindrait à la médiocrité ? Je pense que c’est faux, mais qu’il est simplement plus difficile de voir où se situe la qualité dans notre culture contemporaine, du fait d’un nombre de plus en plus important de produits disponibles à travers les plateformes de streaming.
L’autre argument, c’est la démographie. Mais la baisse des naissances est d’abord le signe d’un enrichissement de la population qui modifie le statut de l’enfant. N’étant plus nécessaire pour assurer les vieux jours des parents, il est devenu plus désirable et fait l’objet de toutes les attentions. La question est aujourd’hui de savoir quelles sont les raisons de la chute des naissances. Si c’est un déclin subi, cela veut dire qu’il y a des politiques publiques qui ne fonctionnent pas, et qu’il comprendre, comme le fait Maxime Sbaihi dans Les balançoires vides, pourquoi notre modèle social empêche des jeunes adultes d’avoir le nombre d’enfants qu’ils souhaitent. On ne peut pas faire supporter la presque totalité du poids de l’Etat providence sur de jeunes actifs. En revanche, s’il s’agit d’une baisse voulue, avec des personnes qui refusent d’avoir des enfants par peur de l’avenir, la baisse de la fertilité serait effectivement un signe de déclin.
En conclusion, si l’on vous suit, les pires ennemis des démocraties libérales, c’est donc nous ?
C’est même le seul véritable ennemi de la démocratie libérale. Le piège, c’est qu’à force de nous autoriser à rêver de toujours mieux, la démocratie finisse par nous faire croire que cette illusion parfaite puisse arriver. Espérer à mieux est le moteur du système démocratique, car il permet une remise en question permanente. Mais le risque est d’oublier qu’il s’agit justement du moteur de nos sociétés, et que nous finissions par croire que ce soit la démocratie le problème de fond, plaçant ainsi au pouvoir des responsables politiques qui vont tout faire pour la saper. Pourtant, il n’y a aucun système alternatif. La preuve, c’est que les supposés régimes rivaux de l’Occident font tout pour nous imiter et nous combattre.
La Malédiction du vainqueur, par Pierre Bentata. L’Observatoire, 238 p., 21 €. Parution le 29 janvier.
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