Plus de rires étouffés en évoquant les derniers ragots du lycée, plus de débats sur les réponses de l’examen de maths, plus de blagues sur les souvenirs de la soirée du Nouvel An. Face aux ruines des chambres à gaz du camp d’Auschwitz II, dans le sud de la Pologne, près de 200 lycéens se sont automatiquement tus. Et ne reste que le silence, brisé par le souffle glacial du vent contre les amas de briques rouges. D’une voix douce, Rémy Sebbah rappelle les faits qui se sont déroulés entre ces murs, il y a plus de quatre-vingts ans. “Le maître mot pour les nazis, c’était le rendement. Ici, des milliers de personnes pouvaient être gazées en même temps”, retrace-t-il. Le professeur d’histoire-géographie, coordinateur des voyages d’étude pour le Mémorial de la Shoah, n’épargne rien de l’histoire des lieux aux élèves. Il raconte sans détour les ambulances placées avec perversité par les Waffen SS à l’entrée de la chambre à gaz pour rassurer les futures victimes, les corps retrouvés enchevêtrés les uns sur les autres après avoir tout tenté pour trouver de l’air, les mères tuées avec leurs enfants pour éviter toute “perte de contrôle” à la sortie des trains.
Les mains enfoncées dans les poches de sa doudoune, une lycéenne fixe les roses rouges déposées dans la neige par des visiteurs, en hommage à un membre de leur famille perdu, à un ami jamais revenu. “Je suis bouleversée. Je ne comprends vraiment pas comment on a pu en arriver là, et laisser faire ça”, souffle-t-elle, tandis que les élèves de cinq lycées, réunis sur l’initiative de la région Provence-Alpes-Côte d’Azur et du Mémorial de la Shoah, marchent silencieusement vers le monument érigé à quelques mètres de là. Deux adolescentes soulèvent une gerbe de fleurs bleu blanc rouge et la déposent au pied d’une plaque commémorative, dont l’inscription semble plus pertinente que jamais, alors que sont célébrés, ce 27 janvier, les 80 ans de la libération du camp. “Que ce lieu où les nazis ont assassiné un million et demi d’hommes, de femmes et d’enfants, en majorité des juifs de divers pays d’Europe, soit à jamais pour l’humanité un cri de désespoir et un avertissement.”
“Avant, c’était flou”
C’est précisément pour honorer ce devoir de mémoire que Muriel Blanc, professeure d’histoire-géographie au lycée niçois Mélinée et Missak Manouchian, a décidé de s’investir dans un projet pédagogique autour de l’histoire des génocides. Depuis plusieurs années, en partenariat avec le Mémorial de la Shoah, l’enseignante fait rencontrer à ses élèves des témoins revenus des camps, les emmène sur les lieux des génocides, les pousse à rechercher les histoires locales de déportés ou de résistants aux archives départementales… Puis réalise, avec sa classe, des podcasts, articles ou colloques sur le sujet. Des projets “fondamentaux” pour entretenir la mémoire de la Shoah, mais également pour faire prendre conscience aux élèves de l’ampleur du génocide. “On peut faire tous les cours du monde, ils ne se projettent jamais autant que lorsqu’ils entendent de la voix d’un témoin ou qu’ils voient de leurs propres yeux une partie de l’inimaginable”, explique-t-elle.
Ainsi les jeunes filles de sa classe ont-elles particulièrement réagi lorsque Ginette Kolinka, rescapée des camps, leur a précisé lors d’une rencontre qu’elle avait “fait Auschwitz sans petite culotte”. “En venant sur place, les élèves se rendent compte du froid, de la saleté, de l’inhumanité d’une telle vie sur place. Et ces petits détails restent”, analyse Muriel Blanc. En ce 23 janvier, ce sont les dessins d’enfants déportés, reproduits sur les murs du musée, qui remuent particulièrement Elise. Du haut de ses 17 ans, la lycéenne peine à trouver les mots adéquats pour exprimer son émotion : “Quand on était petits, on a tous dessiné des maisons ou des fleurs. Là, ce sont des pendus. Des cadavres, des mises à mort et des SS”, décrit-elle.
Quelques minutes plus tard, c’est au tour de l’une de ses camarades de retenir ses larmes face aux regards apeurés, difficilement soutenables, de dizaines d’enfants photographiés à leur arrivée au camp, avant d’être envoyés au four crématoire. Stella, elle, reste silencieuse en sortant de la chambre à gaz d’Auschwitz I – la seule qui n’a pas été détruite par les nazis avant la libération du camp. “C’est très fort en émotion. J’y suis entrée en me disant qu’eux ont pris le même chemin que nous, mais n’en sortaient pas”, murmure-t-elle. Cette partie du camp, et l’image des deux tonnes de cheveux humains ou des milliers de vêtements et chaussures conservés derrière de larges vitrines, ont profondément marqué la lycéenne. “Ça me fait me rendre compte du nombre de morts. Avant, c’était flou”, confie l’adolescente.
“Envie de réagir”
Mais au-delà des images “choc” générées par une telle visite, les guides du jour tentent surtout de faire réfléchir leurs élèves au “terreau politique et social” qui a permis à une telle haine antisémite de s’installer partout en Europe dans les années 1930. Dans une salle sombre de l’un des blocs, Rémy Sebbah invite les étudiants à regarder et écouter les discours de Hitler ou de Goebbels diffusés en noir et blanc sur grand écran. Ensemble, professeurs et lycéens analysent le vocabulaire utilisé à l’époque pour parler de la communauté juive, étudient les idées théorisées dans Mein Kampf et recrachées au fil des meetings. “La première pierre d’un génocide, c’est la déshumanisation d’un peuple”, martèle Rémy Sebbah. Un rappel qui fait réfléchir Elise à la sortie de sa visite, alors qu’elle vient de feuilleter l’impressionnant “Livre des noms” où sont répertoriées les identités de 4,8 des 6 millions de victimes de la Shoah. “Vu le contexte actuel, je ne peux pas m’empêcher de voir des similitudes avec certains discours antisémites ou racistes. Il faut toujours rester vigilants”, estime l’adolescente.
Durant la visite, plusieurs jeunes évoquent la montée fulgurante des actes antisémites en France depuis le 7 octobre 2023, l’élection de Donald Trump et sa volonté assumée, pendant sa campagne, de “déporter en masse” des millions de réfugiés illégaux, le geste d’Elon Musk durant l’investiture du président américain, rappelant un salut nazi, le tonnerre d’applaudissements que ce comportement a généré, ou encore les commentaires et propos haineux lus à longueur de posts sur les réseaux sociaux. “En classe, c’est courant que des élèves prennent l’apprentissage de la Shoah à la légère, en faisant des blagues dessus. Ça me donne encore plus envie de réagir, et de leur raconter ce que j’ai observé aujourd’hui”, fait valoir Stella.
Muriel Blanc ne peut que se réjouir d’une telle prise de conscience – après plusieurs décennies de carrière, elle assure que le travail est loin d’être terminé. Si les réactions négatives de parents ou d’élèves au voyage d’étude à Auschwitz restent largement minoritaires, l’enseignante assure avoir, plusieurs fois, été confrontée aux remises en cause d’étudiants ou de leurs proches – l’un estimant que c’était de la “propagande juive”, l’autre questionnant pourquoi les jeunes “n’étaient pas emmenés en Palestine”. “J’en ai aussi eu qui m’ont rapporté des théories du complot qu’ils voient sur les réseaux sociaux, soutenant par exemple que les juifs auraient passé un pacte avec Hitler pour sacrifier 6 millions de personnes en échange de l’obtention de l’Etat d’Israël”, s’indigne la professeure, qui se bat, malgré tout, pour “semer des petites graines” dans la tête de ces lycéens. Comme les près de 3 000 personnes emmenées en visite à Auschwitz par le Mémorial de la Shoah en 2023, ses élèves n’en reviendront pas vraiment indemnes. “On nous a rappelé que nous sommes certainement restés plus longtemps dans le camp que 90 % des personnes qui y ont été déportées. On a la responsabilité de porter ce message”, souffle une adolescente à la fin de la visite.
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