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GNL : l’Europe contrainte de se tourner vers les Etats-Unis (pour le meilleur et pour le pire)


Début janvier, un curieux changement de trajectoire s’est opéré en plein milieu de l’océan Atlantique. Plusieurs cargos transportant du gaz naturel liquéfié (GNL) des Etats-Unis vers l’Asie ont viré de bord. Leur nouvelle destination ? L’Europe, où les prix sont devenus plus attractifs. Loin d’être anodin, ce demi-tour témoigne de la soif européenne pour ce gaz stocké sous forme liquide. On pourrait même parler de perfusion venue d’Amérique tant l’approvisionnement venant de l’autre côté de l’Atlantique a explosé ces dernières années.

Longtemps, le Vieux Continent n’a pas eu à se soucier de savoir comment passer l’hiver au chaud. Le gaz abondait, acheminé par de multiples gazoducs… jusqu’à ce que la guerre en Ukraine n’éclate et que le piège russe ne se referme brutalement. Tous les regards se sont alors tournés vers le GNL acheminé par bateau. Entre 2021 et 2023, sa part dans les importations gazières européennes a doublé. Mais ce basculement a surtout profité aux Etats-Unis. Sur la même période, les exportations de GNL américain vers l’Europe ont presque triplé. Washington s’est hissé au rang de premier fournisseur européen de GNL, comptant pour 46 % de son approvisionnement en 2024, relève un récent rapport de Goldman Sachs.

Options limitées

L’Europe avait-elle le choix ? Pas vraiment. “Quand il manque 100 milliards de mètres cubes sur un marché mondial, on se tourne en priorité vers les solutions disponibles”, explique Didier Holleaux, ancien président d’Eurogas et dirigeant du groupe Engie, auteur de La vraie histoire du gaz (Le cherche midi). “Dans un contexte où la plupart des pays européens ont décidé d’arrêter leurs importations de gaz russe qui représentaient 40% de leurs importations gazières, les options étaient limitées, analyse Oliver Appert, conseiller au Centre Energie et Climat de l’Ifri. Sur le Vieux Continent, nous manquons de producteurs. Nous dépendons donc des importations”.

La Norvège, reliée à l’Europe par un gazoduc, a bien été mise à contribution dès 2022 pour augmenter ses livraisons. Si bien que sa production de gaz a atteint un niveau record l’an passé. Mais la marge de manœuvre du pays scandinave est limitée pour fournir encore plus de gaz par pipeline. Et le volume de GNL, qui ne représente qu’une part mineure de ses exportations, est aussi difficile à augmenter significativement à court terme. Quid de l’Algérie et du Qatar, qui fournissent chacun 10 % environ du GNL européen ? Les exportations algériennes de gaz liquéfié vers l’Europe ont progressé entre 2022 et 2023, et se sont avérées essentielles en septembre dernier lors de la maintenance sur le gazoduc la reliant à l’Espagne. Le pays a l’ambition d’augmenter ses capacités de production et d’exportation, mais les effets ne seront pas immédiats, d’autant que la consommation intérieure est en hausse.

“Le Qatar, quant à lui, préfère les contrats de long terme liés aux prix du pétrole”, explique Ben Cahill, directeur de l’analyse des marchés énergétiques à l’Université du Texas, à Austin. Par ailleurs, le pays du Golfe se concentre plutôt sur les marchés asiatiques dans sa stratégie d’expansion gazière, laissant les États-Unis comme le seul grand producteur capable de remplacer la part du gaz russe dans les deux ou trois prochaines années, affirment les experts de l’Atlantic Council dans un rapport. Les Etats-Unis s’imposent donc de facto comme l’option numéro un pour l’Europe.

Profiter du rapprochement

En apparence, la situation profite à cette dernière car elle lui offre plusieurs avantages. Il s’agit d’abord d’un moyen de résoudre le casse-tête de sa dépendance au gaz russe, car l’objectif d’arrêter les importations énergétiques russes d’ici 2027 est encore loin d’être atteint. Si les flux par gazoduc ont été interrompus fin décembre, les importations de GNL russe représentaient encore 15 millions de tonnes en 2024, d’après les données d’Energy Aspects, soit plus qu’en 2023. “Les États-Unis sont en mesure de combler le vide laissé par l’interruption des livraisons russes par gazoduc, note David Seduski, analyste du marché gazier à Energy Aspects. Ils ont augmenté leurs exportations ces dernières semaines grâce au développement du nouveau terminal de Plaquemines, en Louisiane. Cela ne se fera pas du jour au lendemain, mais les flux s’accéléreront certainement en 2025”.

L’approvisionnement en GNL américain répond également à une préoccupation de court terme. “La demande est élevée en période hivernale et il faut reconstituer les stocks pour l’année prochaine”, analyse Emmanuel Hache, économiste à IFP Énergies nouvelles. Pas question de revivre les épisodes de hausse massive des prix que le continent a connus en 2022 à la suite de l’attaque russe en Ukraine. A terme, les gros volumes de GNL venus d’Amérique pourraient au contraire faire pression sur le prix du gaz européen. Les experts d’Aurora Energy Research ont calculé qu’une hausse de 15 % des exportations américaines d’ici à 2030 pourrait se traduire par une baisse de l’indice TTF, le prix de référence du gaz européen, allant jusqu’à 9 %.

Mais à y regarder de près, la montée en puissance des États-Unis n’est pas si bénéfique à l’Europe, car elle va aussi créer d’énormes difficultés. Du point de vue, d’abord, de la compétitivité des entreprises. Le GNL vendu par l’allié américain est bien plus cher que celui que la Russie fournissait via le gazoduc ukrainien. Le ministre allemand Robert Habeck et le président français Emmanuel Macron s’en étaient émus en 2022. La raison de ce surcoût est technique, pas politique. Le gaz américain est liquéfié dans le golfe du Mexique avant d’être acheminé par bateau vers l’Europe, puis regazéifié. Autant d’étapes qui gonflent la facture des clients européens. “A 20 euros par mégawattheure, le GNL est aujourd’hui deux fois plus coûteux quand il arrive chez nous que le gaz aux Etats-Unis. A quoi il faut ajouter la marge des traders, qui peut atteindre 30 euros par mégawattheure. Ce différentiel plombe clairement notre compétitivité. Un avantage dont l’Amérique est bien consciente et qu’elle entend bien conserver en nous abreuvant de son GNL”, explique le spécialiste Thierry Bros, expert en énergie et professeur à Sciences po Paris.

Volatilité du marché

En substituant les Etats-Unis à la Russie comme fournisseur, l’Europe devient également plus dépendante d’un marché très volatil. “Sur le GNL, ce ne sont pas les gouvernements qui font les prix mais l’état de l’offre et la demande dans plusieurs régions du monde”, rappelle Gillian Boccara, directeur du pôle gaz naturel chez Kpler. Lorsque les économies asiatiques tournent à plein régime, entraînant un besoin important en gaz, les bateaux qui partent du golfe du Mexique, détenus par des sociétés qui ne sont pas forcément américaines, ont tendance à s’y diriger car l’opération est financièrement plus intéressante pour elles.

À l’inverse, lorsque l’hiver devient plus froid en Europe et que le Vieux Continent a besoin de reconstituer ses réserves de gaz, en plus de se chauffer, ce qui est le cas actuellement, les prix y augmentent et les bateaux en provenance d’Amérique viennent plus naturellement vers nos côtes. Ce jeu de vases communicants a déjà pénalisé plusieurs pays asiatiques dans le passé. En 2022, par exemple, l’appétit énorme de l’Europe pour le GNL s’est transformé en guerre des prix pour sécuriser les cargaisons. “Le pouvoir d’achat supérieur des économies européennes a détourné les cargaisons des pays à faible revenu, tels que le Pakistan et le Bangladesh, ce qui a provoqué des pannes d’électricité et un passage à la production d’électricité à partir du charbon”, rappelle Michael Bradshaw, professeur à l’université de Warwick (Angleterre).

L’Europe risque-t-elle un jour le même sort si une majorité de bateaux se dirige vers l’Asie ? Des tensions sont à craindre si tout le monde a besoin de GNL en même temps, préviennent d’ores et déjà les experts. “Dans ce contexte, la reprise en main du canal de Panama par les États Unis ne serait pas une bonne nouvelle pour l’Europe car elle faciliterait le transit du gaz vers l’Asie en faisant baisser le coût de l’acheminement vers cette région”, note Olivier Appert. “Une chose est sûre, l’Europe reste fortement exposée aux prix au jour le jour, car ses acteurs utilisent peu de contrats à long terme”, ajoute Ronald Pinto, analyste principal chez Kpler.

Une faiblesse que pourrait bien tenter d’exploiter Donald Trump, en mettant l’approvisionnement en GNL dans la balance des négociations avec les Vingt-Sept. Dès qu’il le peut, le nouveau président américain somme les Européens d’acheter son GNL… sous peine de représailles. La tactique n’est pas nouvelle. Mais elle fonctionne. En 2018, Jean-Claude Juncker, le président de la Commission européenne, avait déjà conclu un deal consistant à acheter des produits américains, et notamment du GNL, afin d’éviter une guerre commerciale. “Cette fois encore, l’Europe cherche désespérément à conclure un accord car elle a vraiment besoin du GNL américain et craint les mesures tarifaires”, soutient Klaus-Dieter Borchardt, ancien directeur général adjoint de la DG Énergie à la Commission européenne. En plein hiver, le sujet devient d’autant plus critique. La Maison-Blanche veut faire entrer dans l’esprit des Européens l’idée qu’elle a une arme : le gaz.

“Donald Trump est encore plus saignant qu’avant. Il a l’aval du Congrès et contrairement à Joe Biden, il sait appuyer là où ça fait mal pour mettre les Européens en position défavorable”, confirme Alix Frangeul-Alves, coordinatrice du programme Risques géopolitiques et stratégie pour le think tank The German Mashall Fund of the United States. Lors de son premier mandat, ses discussions avec Angela Merkel étaient particulièrement tendues. Trump en nourrit sans doute un sentiment de revanche.

“Il n’est pas souhaitable d’être trop dépendant du marché américain, en dépassant par exemple 20 à 25 % des approvisionnements”, avertit Didier Holleaux. D’abord, pour des raisons de politique intérieure : en avril dernier, l’administration Biden a décidé d’imposer un moratoire sur la construction de nouvelles infrastructures de GNL aux Etats-Unis. Mais demain ? “L’Europe pourrait très bien être victime d’un embargo sur les exportations de pétrole ou de GNL. Les Etats-Unis ont pratiqué cette politique pendant 40 ans, entre 1976 et 2016. Suite au premier choc pétrolier, ils considéraient que c’était dans leur intérêt de garder leur pétrole dans le pays, pour faire baisser les prix. Si demain les industriels américains parviennent à convaincre Donald Trump qu’il faut agir de la sorte, nous aurons des difficultés”, poursuit Didier Holleaux.

Préparer l’après

Le deuxième risque est juridique et porte sur le respect des contrats commerciaux. Actuellement, le géant américain Venture global, qui a financé l’usine de liquéfaction de Calcasieu Pass, située dans le sud-ouest de la Louisiane, est en contentieux avec ses clients européens car le site écoule sa production sur le marché au jour le jour, au lieu de servir les contrats de long terme. Selon l’entreprise, les contrats concernés ne seraient pas encore entrés en vigueur, ce qui l’autorise à agir de la sorte. “Ce genre de difficulté juridique ne se produit qu’avec quelques acteurs américains. Partout dans le monde, les gens respectent l’esprit des contrats, même dans des conditions difficiles”, constate un expert.

Bien sûr, à plus longue échéance, l’Europe a prévu de réduire sa part de gaz. Sa dépendance au gaz américain ne durera donc pas éternellement. Cependant, elle va devoir faire le dos rond pendant plusieurs années. “Ni l’Allemagne ni le reste de l’Europe ne peuvent compter sur un approvisionnement en gaz naturel stable et bon marché à l’avenir”, écrivait déjà le spécialiste de l’énergie Jonathan Barth en 2022. Cette analyse reste valable aujourd’hui. Pis, l’Europe ne semble pas prendre la mesure des risques, à entendre les déclarations de ses responsables, prêts à se plier aux volontés de Donald Trump en achetant plus de GNL.

“Hélas, l’Europe se berce d’illusions. La demande d’énergie, qui a baissé de manière significative depuis le début de la guerre en Ukraine, ne va pas se réduire continuellement. Pour faire fonctionner des datacenters et développer l’intelligence artificielle, nous aurons besoin de sources fiables d’électricité. Or, depuis le discours d’Emmanuel Macron sur la relance du nucléaire à Belfort en 2022, nous attendons toujours les investissements”, déplore le professeur Thierry Bros. A l’inverse, la Chine et les Etats-Unis dépensent sans compter pour assurer leur souveraineté énergétique. La première multiplie la construction de centrales nucléaires. Les seconds remettent d’anciens réacteurs en service. “Il va nous falloir mettre beaucoup d’argent dans la recherche sensible – les SMR et les batteries – en évitant d’en dépenser trop sur des secteurs moins stratégiques comme l’hydrogène “, prévient l’économiste. Sans quoi, l’économie européenne risque la pane sèche, faute d’avoir son propre carburant.




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