Il est saisissant d’observer l’abîme qui sépare la France, ce vieux théâtre de l’égalitarisme patenté, de l’Amérique triomphante, où l’on érige au rang d’icônes des entrepreneurs tels qu’Elon Musk. Là-bas, le succès est un spectacle permanent, où l’argent se pavane sans honte ; ici, il déclenche convulsions morales et lamentations publiques. Car enfin, chez nous, la réussite est toujours suspecte, la richesse nécessairement frauduleuse, et l’ambition, une faute de goût. D’où vient cette acrimonie typiquement française à l’égard des grands capitaines d’industrie et de tous ceux qui osent encore créer de la valeur et de la richesse ?
Si nous nous hasardons à en faire la généalogie, nous découvrons plusieurs contournements de la pensée ayant perverti notre rapport à la réussite et au succès. Depuis la Révolution, la France a exalté l’égalité, tout en développant une méfiance inflexible envers toute inégalité, supériorité, élite ou hiérarchie. Tocqueville l’avait pressenti : le noble idéal d’égalité s’est mué en un égalitarisme où l’égalité en droits s’est confondue avec une exigence d’équivalence en faits. Parce que nous sommes égaux devant la loi, nous devrions être équivalents en tout, comme si l’indifférenciation juridique devait abolir toute disparité sociale. La Révolution et ses lendemains ont instillé cette idée fallacieuse selon laquelle toute hiérarchie serait une oppression déguisée, et tout ce qui s’élève devrait être ramené au sol. Mais à force de vouloir éradiquer toute inégalité, on en est venu à réprouver toute distinction, jusqu’à la réussite elle-même.
A cela s’ajoute un second héritage, celui de l’Ancien Régime, où la fortune, souvent héritée, était l’apanage de quelques privilégiés. Cette mémoire collective a produit un automatisme de la pensée tenace : on ne se contente plus de déplorer la fortune injustement acquise, on finit par désapprouver toute forme de richesse, quelle qu’en soit l’origine. On fustige l’argent, non seulement lorsqu’il est mal acquis, mais aussi quand il est le fruit d’un génie, d’un talent, d’un effort. Bref, on ne combat plus les abus de la richesse, mais la richesse dans sa globalité. C’est par cette faute de pensée que se multiplient les raisonnements fallacieux : parce que certains ont hérité de leur fortune, tous les riches sont des privilégiés ; parce que l’argent engendre des inégalités, il doit être honni ; parce que l’argent génère des inégalités et que les grands patrons incarnent l’argent, les grands patrons sont responsables des inégalités.
Toujours cette même pulsion destructrice
Cette fausse logique ne découle pas de la bêtise, mais de plusieurs intérêts de la raison. Le premier est qu’il est bien plus commode de céder à l’illusion que d’affronter la réalité. Admettre que les distinctions sont inévitables et que les disparités existent par-delà les utopies bien-pensantes reviendrait à renoncer au confort des fictions égalitaristes rassurantes. Or, nombreux sont ceux qui préfèrent la douceur de l’illusion à l’amertume d’une vérité dérangeante. Le second intérêt de la raison est qu’il est infiniment plus aisé de déconstruire que de construire, de rabaisser que d’élever. Derrière ces clameurs indignées, ces cohortes de contestataires infatigables et le sempiternel procès de ceux qui ont eu l’outrecuidance de réussir, se fait entendre la rengaine du ressentiment, de la jalousie, de la décroissance, ces énergies noires qui préfèrent la destruction à l’édification. C’est toujours le même refrain du rabougrissement, la même pulsion destructrice qui préfère un monde d’indistinction sans relief à une société où certains brilleraient trop, où des trajectoires fulgurantes rappelleraient à chacun ses propres limites. Et pourtant, la réussite, le succès, loin de toujours écraser par la verticalité qu’ils imposent, élèvent. Ils ne condamnent pas, ils inspirent. Ils ne soumettent pas, mais ouvrent des possibles.
La France, malheureusement recroquevillée sur son mythe égalitariste, préfère le ressentiment à l’émulation, la rancœur à l’admiration. Alors, elle piétine et s’enfonce. Il serait temps d’échanger cette aigreur contre une ambition nouvelle. Encore faudrait-il renoncer à ce poison suave qui fait de l’égalitarisation une vertu, des différences des injustices automatiques et du succès une faute.
* Julia de Funès est docteur en philosophie.
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