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Le grand historien Timothy Snyder : “Elon Musk est le dominant et Donald Trump le soumis”


En 2017, l’historien Timothy Snyder avait écrit le best-seller De la tyrannie en réaction à l’élection de Donald Trump. L’année dernière, le professeur à l’université Yale a publié De la liberté, dans lequel ce grand spécialiste de l’Europe de l’Est analyse une valeur essentielle aux yeux de ses compatriotes américains, mais aujourd’hui selon lui détournée par les Etats-Unis. De passage à Paris, il a accordé un entretien à L’Express pour dénoncer “le coup d’Etat” d’Elon Musk, tout comme la diplomatie erratique d’un Donald Trump qui ne viserait que le prix Nobel de la paix, avant de laisser le champ libre à Vladimir Poutine.

L’Express : Dans De la liberté, vous exposez les concepts de liberté positive et de liberté négative. Comment les distinguez-vous ? Et en quoi Donald Trump serait-il un héros de la liberté négative ?

Timothy Snyder : La liberté doit se concentrer sur les personnes, ce que nous sommes, ce que nous pouvons faire, ce que nous pouvons devenir. La liberté négative, elle, ne se concentre que sur les barrières qui nous limitent, les murs, les barbelés, le gouvernement. Bien sûr, il est parfois nécessaire d’abattre des murs ou de couper des barbelés. Parfois, nous devons nous rebeller contre les gouvernements. Mais si vous perdez de vue la partie humaine et que vous vous concentrez uniquement sur les barrières à abattre, cela peut déboucher sur des choses très sombres. On peut s’opposer non seulement à un gouvernement, mais aussi à d’autres personnes, ou même aux faits et à la science, comme le font aujourd’hui les libertariens. Cette liberté négative ne devient alors plus qu’une question de pulsions.

Elon Musk et Donald Trump sont des champions de la liberté négative. Leur politique consiste à monter les gens les uns contre les autres : les Américains contre les migrants, eux contre leurs ennemis politiques… Il n’y a là aucune notion positive de ce que nous sommes.

Vous qualifiez Donald Trump de “sadopuliste”. C’est-à-dire ?

On dit que le populisme est une mauvaise chose, mais les populistes promettent au moins des choses positives aux gens. Alors qu’un sadopopuliste est quelqu’un qui travaille dans une économie de la douleur. Les sadopopulistes disent : “Ecoutez, vous allez souffrir, mais d’autres personnes vont souffrir encore plus”. Nous le voyons très clairement aux Etats-Unis, où Trump et Musk ne promettent à personne une ère de prospérité. Ils se contentent de faire savoir que les Canadiens, les Danois, les Panaméens, les migrants, les femmes, les Noirs souffriront davantage. Si, comme nous l’avons fait en Amérique, vous expliquez à des citoyens pendant des générations que la liberté se résume à eux contre le gouvernement, vous les préparez à cette situation conflictuelle. Voilà où nous en sommes.

Selon vous, un véritable “coup d’Etat” serait en train de se produire à Washington sous la houlette d’Elon Musk. C’est une accusation grave…

Il suffit de prêter attention à ce qu’Elon Musk lui-même tweete. Les personnes du Doge [NDLR : département de l’Efficacité gouvernementale] qu’il a envoyées au Trésor américain n’avaient pas l’autorisation légale d’y être. Il a été largement rapporté qu’ils ont réécrit le code de certains systèmes. Et Musk a annoncé son intention de pouvoir activer et désactiver les paiements. Je ne dis pas qu’il a réussi. Mais il s’agit clairement d’une tentative de coup d’Etat, d’une volonté de changer le type de gouvernement que nous avons.

Pourquoi Elon Musk tenterait-il quelque chose de si risqué ? Cela ne nuira-t-il pas fortement à ses affaires ?

Il ne voit pas les choses de cette façon. Musk souhaite prendre le contrôle du gouvernement américain et l’utiliser pour ses propres besoins, qu’il ne distingue pas des besoins de l’humanité. Lorsqu’il a pris le contrôle de Twitter, il a perdu beaucoup d’argent, mais cela l’a aidé à créer une certaine image de lui-même. Et je ne pense pas qu’il se préoccupe vraiment de savoir si sa tentative de prendre le contrôle du gouvernement américain aidera Tesla. Jusqu’à présent, cela a en effet nui à son entreprise. Mais ce n’est pas ce qui l’intéresse. Son idée, c’est de transformer le gouvernement américain en l’une de ses entreprises, la plus importante.

Trump est un acteur qui joue le rôle d’un riche, d’un homme d’affaires qui a beaucoup de succès

Donald Trump et Elon Musk, qui se considèrent comme deux “mâles alpha”, ne vont-ils pas inévitablement se confronter à l’avenir ?

Ces situations oligarchiques sont très imprévisibles. C’est comme si l’on se demandait ce qui allait se passer après la mort de Staline en 1953. Qui va gagner ? Est-ce que ce sera Malenkov ? Beria ? Ou Khrouchtchev ? A l’époque, personne ne le savait. Même chose dans la Russie des années 1990. En fin de compte, c’est Poutine qui l’a emporté, mais c’était très imprévisible.

Dans ces situations, tout se joue en dehors du système. Vous vous trouvez dans une pièce avec un certain nombre de riches ambitieux aux ambitions excentriques et parapolitiques. Aucun d’entre eux n’a d’ambitions politiques normales. L’ambition déclarée de Musk, c’est essentiellement de s’emparer de toutes les richesses de la Terre pour pouvoir aller sur Mars. L’ambition déclarée de Trump est de rester indéfiniment à la Maison-Blanche. Dans ces deux cas, l’intérêt des Américains ne compte nullement. Et dans ce binôme, Musk est le dominant et Trump le soumis. Aujourd’hui, Trump sert essentiellement de porte-parole à Musk. Lorsqu’il déclare qu’il va envahir le Canada, le Groenland, Gaza ou le Panama, il distrait les médias du sujet important : la tentative de Musk de prendre le contrôle du gouvernement américain. La seule ambition de Trump, c’est de rester à la Maison-Blanche jusqu’à sa mort et de devenir riche.

Ne l’est-il pas déjà ?

La réalité est moins reluisante qu’il le laisse penser. Trump est un acteur qui joue le rôle d’un riche, d’un homme d’affaires qui a beaucoup de succès. Mais ce n’est qu’en devenant président des Etats-Unis une deuxième fois qu’il est réellement devenu riche. Ses ambitions sont bien plus modestes que Musk. S’il s’aperçoit que Musk est le dominant et que cela ne lui convient pas, cela pourrait certes mener à un clash. Mais je crois qu’il le sait déjà et que cela ne le gêne pas, dès lors qu’il peut agir comme s’il dirigeait le pays et être riche.

Que devrait faire l’opposition face à Donald Trump ?

Ils devraient monter un cabinet fantôme où ils suivraient de près toutes les actions entreprises par les départements du gouvernement, y compris le Trésor, afin d’alerter la population et de dénoncer ces actions. Et il faut lancer des poursuites judiciaires. Cette administration mise sur l’idée qu’en enfreignant très vite plusieurs lois, la population finira par trouver normal cet état de fait. Il importe de ne rien laisser passer et de saisir les tribunaux. Il y a aussi des possibilités de poursuites civiles. S’il s’avère que Musk a un accès personnel à tous les numéros de sécurité sociale américains, des avocats pourraient plaider qu’il cause du tort à chaque Américain. Chaque citoyen pourrait alors le poursuivre.

Le parti démocrate n’a-t-il pas payé ses excès sur le wokisme ?

Kamala Harris ne s’est pas présentée en tant que candidate “woke”. Elle s’est présentée en tant qu’Américaine. C’est Trump qui a fait campagne en tant qu’homme blanc, et sur des questions identitaires et de guerres culturelles. Harris a mené une campagne beaucoup plus traditionnelle sur l’ordre public et l’amélioration de l’économie.

Que s’est-il passé dans la Silicon Valley ? N’était-elle pas très majoritairement dans le camp démocrate, à l’exception de figures comme Peter Thiel ?

La Silicon Valley est très libertarienne. Beaucoup de gens qui se considèrent à gauche ont des instincts antigouvernementaux. C’est très étrange, car toute la Silicon Valley a été fondée grâce à l’argent des contribuables américains. Ce sont les impôts qui ont permis de créer Internet ou le transistor. C’est l’argent de mes parents ou de mes grands-parents qui est à l’origine de tout cela. Et puis, quelques figures qui ont conçu des logiciels dans les années 1990 et 2000 ont déclaré qu’elles ont tout fait elles-mêmes et qu’il faut donc détruire le gouvernement. C’est absurde.

Il y a probablement plus de gens dans la Silicon Valley en faveur de Kamala Harris que de Donald Trump. Mais ceux qui sont en faveur de Trump dirigent maintenant son administration. Musk est un parangon de la liberté négative, car rien dans sa vision du monde ne suggère que les êtres humains ont tous une égale dignité. Tout chez lui tourne autour des grands héros et des affrontements. Les droits individuels ne l’intéressent nullement.

Comparé à Xi ou Poutine, Trump est un très mauvais négociateur

Venons-en à la géopolitique. A l’international, Trump fait beaucoup de déclarations qui semblent insensées, comme sur Gaza. Mais cette imprévisibilité ne fait-elle pas peur à des autocrates tels que Vladimir Poutine et Xi Jinping ?

J’apprécie votre tentative de voir le verre à moitié plein. Mais regardons les choses en face. Les Etats-Unis sont une superpuissance depuis trois générations, en grande partie grâce aux alliances et à leur prévisibilité. Il y a un mois, nous étions beaucoup plus forts lorsque les Canadiens, les Danois, les Européens nous faisaient confiance. Je crains vraiment que Trump détruise ces relations historiques. Et sur le terrain diplomatique, il manque de pratique, de patience, de considération pour les intérêts nationaux. Comparé à Xi ou Poutine, c’est un très mauvais négociateur. En dehors des plateaux télé, il n’a jamais négocié quoi que ce soit de significatif. Que dit-il aux Russes ? “Je suis très pressé et vous pouvez avoir tout ce que vous voulez.” Ce n’est pas ainsi que l’on négocie au niveau international.

Volodymyr Zelensky s’est dit prêt à négocier avec Vladimir Poutine. Est-ce une conséquence directe du retour de Trump ?

Les Ukrainiens savent très bien défendre leurs intérêts et comprendre la situation autour d’eux. S’il doit y avoir un accord, ce que souhaite Trump, les Ukrainiens ont donc raison de vouloir être impliqués, plutôt que de laisser Trump seul face à Poutine. Trump souhaite que cette guerre prenne fin car il veut obtenir le prix Nobel de la paix. L’Europe ne doit surtout pas se laisser distraire par ses folies, et rester concentrée sur l’Ukraine. Vous, les Européens, avez un intérêt très clair à ne pas vous contenter que la guerre s’arrête, mais à vous assurer qu’il y ait une Ukraine libre, sûre et prospère. En cas d’accord, Poutine ne s’en servira que pour gagner du temps en vue d’une nouvelle invasion. Les Américains obtiendront peut-être un cessez-le-feu en Ukraine, mais ils n’auront pas la patience de reconstruire le pays. Et il n’y aura sans doute jamais de réel traité de paix. Si la guerre s’arrête, vous devez donc immédiatement proposer l’adhésion de l’Ukraine à l’UE, prévoir des troupes de maintien de la paix et investir pour la reconstruction du pays.

Les premières années de guerre en Ukraine ont été compliquées pour Poutine. Mais aujourd’hui, tout ne joue-t-il pas en sa faveur ?

Poutine espérait vraiment que Trump l’emporte. Mais les Ukrainiens sont devenus meilleurs pour menacer la Russie sur son propre territoire. Les Russes perdent un grand nombre de soldats pour des gains territoriaux qui restent modestes. Je pense que la Russie peut encore tenir un an et que l’Ukraine, elle, a quelques mois devant elle grâce aux aides de Joe Biden. Mon sentiment, c’est que Poutine entend vraiment tirer avantage de Trump, pour pouvoir dire qu’il a remporté la guerre, tandis que Trump se présentera en faiseur de paix. Vous, les Européens, devez réaliser quels sont les intérêts personnels de ces deux dictateurs ou aspirants dictateurs. Trump veut le prix Nobel, puis il oubliera l’Ukraine. Si vous regardez ce qui s’est passé avec le Canada, le Panama, le Danemark et puis Gaza, cela change toutes les minutes. L’administration Biden n’a pas fait assez pour l’Ukraine, c’est un fait. Mais elle savait concentrer toute son attention sur ce sujet.

L’Europe doit donc être très lucide, et tout faire pour garantir la sécurité de l’Ukraine. N’oublions pas que ce pays nous a permis de gagner du temps et de vivre en paix ces trois dernières années, comme si de rien n’était. Et par ailleurs, l’Ukraine représente une opportunité économique pour l’Europe, entre ses importantes ressources et la reconstruction du pays.

Il y a un vrai danger à vouloir imiter à tout prix les Américains

L’économie américaine n’est-elle pas bien plus dynamique que la nôtre ? En Europe domine la crainte d’être largement relégué dans la course entre les deux superpuissances, les Etats-Unis et la Chine…

Les soins de santé représentent près d’un cinquième du PIB américain. La majorité va dans les poches de compagnies d’assurances santé, alors notre espérance de vie est plus basse de cinq ans que la moyenne européenne. Quant à la richesse, des fortunes importantes se concentrent entre les mains de quelques milliardaires. Si vous comparez les niveaux de bonheur, de nombreux pays européens font bien mieux que nous. En ce qui concerne le secteur de la tech et de l’IA, on vient de voir avec DeepSeek que les Chinois faisaient aussi bien pour moins cher.

Il y a un vrai danger à vouloir imiter à tout prix les Américains. Il est bien sûr inquiétant que de nombreux ingénieurs et personnes diplômées quittent l’Europe pour les Etats-Unis. Mais soyez sélectifs, ne faites pas tout comme nous ! L’une de nos grandes erreurs a par exemple été de laisser les technologies numériques entrer dans les salles de classe. C’est contribuer à la “pourriture des cerveaux”. Comment s’attendre à ce que nos enfants deviennent des bons électeurs une fois qu’ils sont majeurs ? Ce n’est pas juste pour eux. Si on veut que les jeunes soient attentifs, qu’ils lisent des journaux fiables, il faut déjà qu’ils bénéficient d’une éducation appropriée.

Comment peut-on augmenter sa liberté dans ce nouveau monde numérique ?

C’est une très bonne question. L’imprévisibilité est un élément clé de la liberté. Ce qui est si spécial avec nous, les humains, c’est que nous avons chacun nos propres goûts, nos propres valeurs. Or les algorithmes ne font que cibler chez nous les choses les plus catégorisables et communes. Plus nous y sommes exposés, plus nous développons la version la plus ennuyeuse de nous-mêmes. Il est aujourd’hui plus que jamais important pour les individus d’affirmer ce qui les rend singuliers, excentriques et différents des autres. Cela passe par moins de temps passé sur les écrans, et plus avec des humains. Les livres sont également une formidable source d’imprévisibilité, car ils nous ouvrent à d’autres mondes alors que les écrans ne font que répéter des choses qui nous sont déjà familières. Si on veut une démocratie fonctionnelle, il faut aussi encourager et financer le journalisme. Les plateformes numériques doivent être imposées et régulées, leurs impôts servant à soutenir les institutions démocratiques.

Etes-vous opposé au libéralisme économique ?

Absolument pas ! Pour moi, le libertarianisme et le stalinisme se rejoignent dans leur vision simpliste. Penser que se débarrasser de la propriété privée et des marchés pourrait nous sauver est faux. Mais l’idée que tout privatiser nous sauvera est toute aussi fausse. De la même façon, croire que la technologie numérique nous sauvera, comme le défend Musk, est erronée, tout comme le stalinisme faisait fausse route en misant tout sur les usines et la production de masse. Vous ne serez réellement libres que si vous mettez l’humain au centre de ces technologies. Mais je suis bien sûr en faveur des marchés. Comme Friedrich Hayek, je suis simplement opposé aux monopoles. Or pour garantir une vraie concurrence, il faut un Etat.

Par ailleurs, il est important de comprendre que Musk n’est nullement un PDG. Un patron normal travaille pour ses actionnaires et ses salariés. Musk, lui, a des ambitions qui dépassent largement cela. Si vous êtes le PDG de General Motors, vous souhaitez que les entreprises américaines prospèrent dans leur ensemble. Mais Musk, lui, s’en fiche. Il l’a répété, il veut une crise, une disruption majeure. Or nous avons tous sous-estimé le rôle qu’il allait jouer dans cette nouvelle présidence de Donald Trump…

De la liberté, par Timothy Snyder, trad. de l’anglais (Etats-Unis) par Pierre-Emmanuel Dauzat et Aude de Saint-Loup. Gallimard, 415 p., 26 €.




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