L’un à Washington. L’autre à Moscou. Près de 8 000 kilomètres les séparent. Pourtant, ce mercredi 12 février, tout semblait les réunir. Durant une heure et demie, le président américain et son homologue russe se sont entretenus par téléphone pour mettre fin à la guerre en Ukraine. 90 minutes durant lesquelles le monde entier a retenu son souffle. Quels mots Donald Trump et Vladimir Poutine ont-ils bien pu échanger ? Quels accords les deux dirigeants ont-ils conclus ? Peu après l’entretien téléphonique, le président américain a égrainé des éléments de réponse, affirmant qu’ils avaient convenu d’engager “immédiatement” des négociations. Plus encore, Donald Trump a déclaré devant des journalistes à la Maison-Blanche : “Il viendra ici, j’irai là-bas, et nous nous verrons probablement en Arabie saoudite la première fois.”
Mais au Kremlin, la prudence reste de mise. Jeudi, Dmitri Peskov, porte-parole de la présidence russe, a tempéré les ardeurs américaines, précisant qu'”aucune décision” n’avait été prise dans l’immédiat quant à la date de la rencontre des deux chefs d’Etat. “Il faudra du temps pour préparer une telle réunion”, a-t-il affirmé dans un entretien à la chaîne russe Pervy Kanal. Mais que cela soit dans “quelques semaines”, ou “plusieurs mois”, la rencontre devrait bel et bien avoir lieu en Arabie saoudite. Un choix loin d’être anodin.
Le précieux rôle de médiateur
Ce ne serait pas la première fois que l’Arabie saoudite deviendrait le théâtre de négociations. Le 5 et 6 août 2023 déjà, le port saoudien de Djeddah organisait des pourparlers sur la guerre en Ukraine. Un choix qui, à l’époque, avait fait réagir, tant le royaume saoudien n’avait jamais fait de ce conflit une priorité diplomatique. Bien au contraire. “Chaque acteur, que ce soit au Moyen-Orient ou ailleurs, joue ses cartes en fonction de ses propres intérêts nationaux”, rappelle Didier Leroy, chercheur à l’Institut royal supérieur de défense de Belgique (IRSD). “L’Arabie saoudite, comme beaucoup d’Etats de la région, ne s’est, à la base, pas sentie concernée par la guerre en Ukraine qui représentait pour elle une guerre entre blancs, entre chrétiens”, continue-t-il.
D’autant plus que le pays du Moyen-Orient entretient de bonnes relations avec la Russie, son alliée dans l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (Opep +), avec qui il se classe respectivement deuxième et troisième des plus grands producteurs de pétrole dans le monde (derrière les Etats-Unis). Mais également avec Washington, qui, durant la présidence de Joe Biden, apportait un fervent soutien à l’Ukraine. L’Arabie saoudite se trouvait donc, jusqu’à l’investiture de Donald Trump, face à un “exercice d’équilibriste”, explique Didier Leroy. “Maintenant que Donald Trump tend les bras à Vladimir Poutine, l’Arabie saoudite n’est plus confrontée à ce dilemme.”
Désormais, le prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane (MBS) assume ouvertement son alliance avec Moscou en acceptant d’accueillir Vladimir Poutine. Mais occuper le rôle de médiateur n’est évidemment pas sans arrière-pensées, comme le confirme le chercheur de l’IRSD : “Au Moyen-Orient, ce rôle est devenu une sorte de galon supplémentaire qu’un acteur étatique peut se targuer de posséder. Voir les autorités de son pays accueillir deux figures comme Trump et Poutine peut redorer le statut important du royaume saoudien, à une période où l’instabilité dans la région malmène tous les objectifs de la fameuse “Vision 2030″ [un plan lancé par MBS pour assurer la transition du pays vers un nouveau modèle de développement économique, NDLR].” Vendredi 14 février, le ministère saoudien des Affaires étrangères a d’ailleurs indiqué dans un communiqué se féliciter et se réjouir à l’idée d’accueillir une rencontre entre les présidents américain et russe.
Un premier voyage symbolique… et lucratif
Mais l’Arabie saoudite ne sera pas la seule à qui cette future rencontre entre Donald Trump et Vladimir Poutine profitera. Débloquer le canal de communication avec la Russie, se profiler comme le nouveau chef qui tient ses promesses de résolution de conflit, continuer de faire fleurir le business de son empire immobilier dans la région : le président américain a tout à y gagner. Ce n’est d’ailleurs pas innocemment que Donald Trump avait choisi l’Arabie saoudite pour son premier voyage à l’étranger en tant que président en 2017.
Interrogé par des journalistes le 20 janvier dernier, jour de son investiture, celui-ci a affirmé qu’il comptait réitérer cette promesse lors de ce nouveau mandat. “Traditionnellement, c’est la Grande-Bretagne, a-t-il répondu. Mais je l’ai fait en Arabie saoudite la dernière fois parce qu’ils ont accepté de faire des achats de 450 milliards de nos produits”, a-t-il déclaré, avant d’ajouter qu’il pourrait à nouveau choisir cette destination “si l’Arabie saoudite veut faire d’autres achats de 450 ou 500 milliards”. Comme de nombreux propos du président américain, ces chiffres sont contestables. D’après l’agence de presse américaine Associated Press, ces achats n’auraient été, en réalité, que de 14,5 milliards de dollars. Cette fois, MBS a promis d’investir 600 milliards de dollars aux Etats-Unis. De quoi flatter l’ego du magnat de l’immobilier.
Puisque Didier Leroy le rappelle : “Donald Trump fait primer les gens qui ont un bon portefeuille, qui ont des projets de développement et qui drainent des contrats avec des sommes absolument colossales dans leur sillage. L’Arabie saoudite est en tête, avant même les Emirats arabes unis ou le Qatar.”
“Donald Trump va surfer sur cette dette”
Mais le pays du Moyen-Orient pourrait bien jouer avec le feu en se rapprochant grandement de celui, qui, en un éclat de colère peut réduire à néant les relations diplomatiques. “En 2018, MBS a été tenu responsable de l’assassinat du journaliste Jamal Khashoggi dans le consulat saoudien d’Ankara. Il a su se réhabiliter, redevenir fréquentable aux yeux de la planète grâce à Donald Trump, qui lui a sauvé la peau”, souligne le chercheur de l’IRSD. “Il a désormais ce sentiment de dette. Et Trump est évidemment quelqu’un qui va surfer sur cette dette pour presser l’Arabie saoudite jusqu’à son dernier dollar”, poursuit-il.
Pour Vladimir Poutine, il n’est pas question d’une dette. Au contraire. Didier Leroy résume la situation à “une sorte de win-win-win” dans laquelle chaque dirigeant tire profit de cette rencontre, y compris le président russe pour qui cette future entrevue avec Donald Trump signifierait la fin de sa mise à l’écart par les Etats-Unis.
Ces négociations en Arabie saoudite devraient donc se jouer sans l’Ukraine, au grand désarroi de l’Europe. Le président ukrainien Volodymyr Zelensky a, en revanche, annoncé ce vendredi qu’il se rendrait bientôt aux Emirats arabes unis, en Arabie saoudite et en Turquie, précisant aux journalistes en marge de la Conférence de Munich, qu’il n’y verrait ni les Russes, ni les Américains. Pour le moment, l’Union européenne ne peut donc “que constater que chaque acteur du Moyen-Orient est prêt à manger à autant de râteliers que possible. Ici, à Bruxelles, tout le monde est conscient que l’Arabie saoudite et les autres pétromonarchies du Golfe font preuve de ce que Ghassan Salamé [ministre de la Culture au Liban et ancien envoyé spécial de l’ONU, NDLR] avait appelé la polygamie diplomatique”, constate Didier Leroy. “Nous sommes à une époque où chacun teste les frontières de cette polygamie. Mais cela finira par avoir ses limites.”
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