Voilà une décennie, la France s’engageait à atteindre la neutralité carbone à l’horizon 2050. A commencer par celle des industries qui doivent faire baisser drastiquement leurs émissions de gaz à effet de serre (GES). Transports, énergie, BTP, usines : largement aidés par l’Etat, tous les grands secteurs de l’économie se sont lancés dans la bataille et la marche en avant semble irréversible dans notre pays. Un volontarisme qui contraste avec ce que l’on observe à l’étranger. Aux Etats-Unis, Donald Trump a regagné la Maison-Blanche et sort des accords de Paris. En Chine, les émissions de GES repartent à la hausse. Même l’Union européenne s’apprête à alléger son Pacte Vert, pourtant adopté en 2019. Autant dire que le mouvement général se ralentit et inquiète.
L’année 2024 s’est achevée sur une bien mauvaise note pour ceux qui croient au verdissement de notre industrie. Le géant sidérurgique ArcelorMittal a décidé de retarder le vaste projet de décarbonation de son site de Dunkerque, dans le Nord, invoquant une demande insuffisante d’acier en Europe. Le groupe franco-indien s’était engagé à remplacer progressivement par des fours électriques ses hauts fourneaux alimentés en coke (charbon). Une transformation XXL qui se chiffre à 1,8 milliard d’euros. En France, les industriels génèrent 17,5 % des émissions de gaz à effet de serre, ce qui fait d’eux le troisième secteur le plus polluant du pays, derrière les transports et l’agriculture. Le gouvernement s’est engagé, dans le cadre de France 2030, à investir 5,6 milliards d’euros sur cette décennie dans la décarbonation de nos usines. Il a notamment signé des “contrats de transition” avec les 50 sites les plus polluants, de Dunkerque à Fos-sur-Mer en passant par la vallée de la chimie près de Lyon. Objectif : réduire de 45 % les émissions de GES d’ici à 2030.
La trajectoire d’ici à 2035 est la bonne
Incontestablement, l’industrie progresse sur son empreinte carbone, et pas seulement en France. “Si on prend les secteurs assujettis au marché carbone européen, leurs émissions de CO2 ont chuté de 36 % entre 2005 et 2021”, relève Nicolas Goldberg, associé au cabinet Colombus Consulting. “La trajectoire d’ici à 2035 est la bonne, charge à l’Etat et aux industriels d’honorer leurs obligations. En revanche, il reste des inconnues à lever au-delà de 2035. Certaines technologies doivent notamment passer à l’échelle pour devenir compétitives”, complète Vincent Charlet, délégué général de La Fabrique de l’industrie. Des conflits d’usage risquent par ailleurs de survenir. Les quantités d’hydrogène décarboné et de biomasse disponibles en 2050, par exemple, seront inférieures aux besoins annoncés par les industriels.
Il y a plusieurs manières de décarboner l’industrie. La plus directe et la moins chère consiste à lutter contre les gaspillages, ou dans le jargon, à améliorer “l’efficacité énergétique” des processus de fabrication. Mais remplacer les énergies thermiques par de l’électricité ou de la biomasse requiert beaucoup plus d’efforts, avec des impacts majeurs sur la chaîne de production. Notamment pour certaines filières comme la métallurgie ou la fabrication d’ammoniac, pour lesquelles les énergies thermiques ne servent pas seulement à chauffer mais font partie des “ingrédients”. Le charbon constitue, par exemple, un agent oxydoréducteur dans la fabrication de l’acier. Le gaz naturel est utilisé comme matière première pour produire de l’ammoniac.
Le plus gros obstacle : le prix de l’électricité en France
La capture, le stockage, le transport et la valorisation du carbone (CCUS) seront indispensables pour réduire les émissions résiduelles de carbone. “Ces technologies font l’objet de projets pilotes mais ne sont pas encore matures, et coûtent très cher à ce stade de leur développement”, indique David Lolo, chargé d’études à La Fabrique de l’industrie. En outre la Commission de régulation de l’énergie, qui a publié un rapport prospectif sur les CCUS en septembre dernier, avertit que “le potentiel de stockage géologique du dioxyde de carbone en France est encore mal connu à terre, et inconnu en mer”.
Dans l’immédiat, le verdissement de l’industrie se heurte à un obstacle de prix, l’électricité coûtant plus cher en Europe qu’aux Etats-Unis ou en Chine. “Le secteur du verre, par exemple, devrait remplacer ses fours à gaz par des fours électriques ou hybrides. Mais le gaz reste moins cher que l’électron, même quand on intègre le prix du carbone. L’électrification n’est donc pas un investissement rentable pour cette filière”, illustre Vincent Charlet. De même, la production d’hydrogène renouvelable à partir d’électricité se fait pour l’instant à des coûts prohibitifs. “L’hydrogène vert revient 7 à 10 euros le kilo, contre 2 euros pour l’hydrogène produit à partir d’hydrocarbures”, renseigne Olivier Appert, conseiller au centre énergie et climat de l’Institut français des relations internationales.
Le financement nécessaire à la décarbonation de l’industrie tricolore s’élèverait à 48 milliards d’euros d’ici à 2050, d’après les associations Réseau Action Climat et France Nature Environnement. Un montant colossal à absorber, alors même que le secteur traverse une crise. Selon l’indice PMI, la production manufacturière française vient d’enregistrer sa plus forte contraction depuis mai 2020. Nos industriels doivent rivaliser avec des groupes étrangers qui non seulement ont accès à une énergie moins chère, mais sont aussi soumis à des politiques climatiques plus clémentes.
Les entreprises dénoncent ainsi l’”overdose” réglementaire provoquée par le Pacte vert européen. “Si nous sommes les seuls à décarboner notre industrie, nous mettrons en cause notre compétitivité à l’international, alors même que l’Europe ne représente que 6 % des gaz à effet de serre mondiaux”, glisse Olivier Appert. “L’UE est coincée entre deux empires, Chine et Etats-Unis, engagés dans une guerre de subventions afin de conserver leur industrie et d’en faire un levier géopolitique”, complète Nicolas Goldberg. Le Vieux Continent doit s’armer pour protéger sa souveraineté.
Une incertitude politique française qui n’arrange rien
En France, le chaos politique consécutif à la dissolution du 9 juin n’arrange rien à une situation déjà incertaine. “Nous avons répertorié peu de nouveaux projets de décarbonation en 2024, et aucun au second semestre”, note David Lolo. Si les industriels préfèrent, par prudence, suspendre leurs projets, l’exécutif veut chasser les soupçons d’immobilisme. Fin décembre, le gouvernement a lancé un appel d’offres pour l’aide à la décarbonation des sites les plus polluants de France, avec un budget cible de 3 milliards d’euros et une logique imparable : s’attaquer en priorité aux tonnes de CO2 les moins chères à supprimer.
L’Europe devra harmoniser ses pratiques. “Nous avons analysé les aides à l’installation de pompes à chaleur industrielles sur le continent. Un véritable concours Lépine ! Chaque pays a ses incitations”, décrit Nicolas Goldberg. Les groupes et investisseurs étrangers n’ont qu’à s’arracher les cheveux.
Dans son rapport sur l’avenir de l’Union européenne, l’ancien Premier ministre italien Enrico Letta insiste sur la nécessité de contrecarrer l’Inflation Reduction Act, vaste plan de soutien aux industries vertes lancé aux Etats-Unis sous Joe Biden. Ce programme a généré des milliards de dollars de subventions aux projets verts, avec des mécanismes de soutien simplifiés. “La complexité administrative en Europe fait qu’il peut s’écouler jusqu’à dix-huit mois entre le dépôt d’un dossier et son approbation”, persifle un grand patron. Les industriels appellent à plus de simplification. En espérant, dans la longue marche à la décarbonation, survivre au choc de la guerre économique qui sévit entre les deux plus grandes puissances mondiales.
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