Le raout autour de l’IA qui s’est tenu au Grand palais – et qui a fourni l’occasion à Emmanuel Macron de déployer son rôle préféré de copain tactile des grands de ce monde sur la scène internationale – avait pour coprésident le Premier ministre indien, Narendra Modi. Le pays – dorénavant, le plus peuplé du monde et la cinquième économie mondiale – est passé maître du “multi-alignement”, un concept résumé par le ministre des Affaires étrangères, Jaishankar Subrahmanyam : “S’impliquer aux côtés des Etats-Unis, gérer la relation avec la Chine, cultiver les liens avec l’Europe, rassurer la Russie, inclure le Japon et nos voisins dans le jeu diplomatique, tout en élargissant l’espace traditionnel de nos soutiens.” Autrement dit l’Inde est partout. G20, Organisation de coopération de Shanghai (OCS), Brics et enfin Dialogue quadrilatéral pour la sécurité (Quad) avec l’Australie, les Etats-Unis et le Japon.
Et s’il est évident qu’il faut traiter – courtiser, même – l’incontournable géant indien, qui possède l’arme nucléaire depuis 1998, y a-t-il quelqu’un dans la salle pour s’émouvoir de “l’hindutva” appliqué par Narendra Modi et son bras droit Amit Shah ? L’hindutva, c’est le suprémacisme hindou. Dans les faits, c’est la cancel culture, sauce indienne : l’uniformisation par l’indianité, la domination de l’hindouisme. C’est la réécriture des manuels scolaires où l’assassin de Gandhi, Nathuram Godse, n’est plus présenté comme le nationaliste hindou qu’il était, où la période moghole des empereurs musulmans entre le XVIe et le XIXe siècles disparaît – mieux vaut en rire : sur les réseaux sociaux indiens, l’image du Taj Mahal, mausolée construit par Shâh Jahân, cinquième empereur moghol-musulman, est auréolée de cette légende : “Cette structure de marbre blanc est apparue de nulle part à Agra en 1653” -, où Maulana Abul Kalam Azad, militant pour l’indépendance aux côtés de Nehru, n’existe plus.
Effacement et persécution
L’hindutva, c’est Charles Darwin et la théorie de l’évolution effacés du programme obligatoire des élèves indiens car, pour les hindous radicaux, dès que l’homme est apparu sur Terre, il était homme et personne n’a jamais vu, de ses propres yeux vus, un singe se transformer en être humain. Sont aussi “effacés” : le tableau périodique des éléments chimiques de Mendeleïev, l’étude de l’électromagnétisme et le théorème de Pythagore, car ils n’existent pas dans les textes sacrés. D’après Narendra Modi, le dieu Ganesh serait la preuve que l’Inde maîtrisait la chirurgie plastique depuis la nuit des temps ; les textes “prouvent” que l’Inde ancienne fabriquait déjà des avions géants et des fusées et que la télévision et Internet étaient inventés par les divinités hindoues. Ajoutons encore que Modi ne croie pas au réchauffement climatique : ” Si nous changeons, c’est que Dieu a construit le système de telle sorte qu’il puisse s’équilibrer de lui-même.”
En 2019 enfin, Modi et Shah ont mis fin à l’autonomie de la région à majorité musulmane du Jammu-et-Cachemire ; en 2020, ils ont décrété que les réfugiés musulmans d’Afghanistan, du Pakistan et du Bangladesh ne pourraient plus demander la nationalité indienne (les hindous, sikhs, jaïns, bouddhistes, chrétiens, parsis, peuvent, eux, le faire). Les attaques antimusulmanes sont quotidiennes, les chrétiens sont persécutés, les églises régulièrement incendiées. Amit Shah ne parle pas de musulmans mais d’infiltrés, il promet de “chasser hors du pays les infiltrés illégaux qui vivent comme des termites dans le sol indien et de les cueillir les uns après les autres pour les jeter dans le golfe du Bengale”.
Cher lecteur, je te propose un jeu : relire cette chronique en remplaçant Inde par Etats-Unis, et Modi-Shah par Trump-Musk. L’effet est saisissant. Pourtant, il n’y a eu ni Une accrocheuse, ni prestigieux plateau de télévision débattant sur les dangers du suprémacisme hindou ou du racialisme indien qui rappellerait des heures sombres, pas une seule bruyante indignation publique pour dénoncer le sort réservé aux minorités musulmanes et chrétiennes en terre indienne. Le paternalisme a toujours le même visage : celui du racisme qui voit l’Indien comme une éternelle victime et le Blanc toujours comme un bourreau.
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