Gérald Darmanin aurait-il quelques difficultés à quitter ses habits de ministre de l’Intérieur ? Dans un entretien accordé dimanche 9 février à BFM TV, le garde des Sceaux a expliqué souhaiter la suppression des commissions départementales d’expulsion des étrangers (Comex). Une instance composée de magistrats, certes, mais saisie par le préfet, après une décision prise par le représentant du ministère de l’Intérieur d’expulser un étranger en situation régulière hors du territoire.
Ses observations ont été formulées après l’annulation par le tribunal administratif de l’expulsion de l’influenceur Doualemn. Ce ressortissant algérien qui avait tenu des propos menaçants à l’encontre de la France, avait été renvoyé vers son pays d’origine via une procédure d’urgence. “Quand vous passez par la procédure d’urgence, c’est plus rapide, vous ne passez pas devant la Comex, une commission de magistrats qui décident si vous avez raison ou pas”, a-t-il développé, avant de s’interroger à haute voix. “Faut-il supprimer la Comex ? Oui”. Selon lui, l’avis “consultatif” de cette commission “prend beaucoup de temps”. “Les Français se demandent pourquoi perdre autant de temps” dans le processus d’expulsion, a-t-il poursuivi.
L’existence de cette instance, dont l’avis n’est pas toujours suivi par le préfet, fait débat jusque dans la sphère judiciaire. Quand des avocats des droits de la défense s’inquiètent du risque qu’une telle suppression ferait peser sur le contradictoire, les magistrats semblent divisés. A Beauvau, l’entourage de Bruno Retailleau indique que “la suppression des Comex est un sujet qui mérite d’être étudié”. Si elle devait arriver, une telle modification devrait passer par un texte de loi.
Une décision proportionnelle au danger de la personne
A la différence des obligations de quitter le territoire (OQTF), qui concernent exclusivement des étrangers en situation irrégulière, les procédures d’expulsions peuvent aussi concerner des personnes en règle. Elles sont prononcées dans des situations de grave menace à l’ordre public (à l’exemple de violences ou du trafic de drogue), ou de comportements pouvant porter atteinte aux intérêts fondamentaux de l’Etat.
Leurs effets sont bien plus importants qu’une OQTF. Comme le rappelle un rapport de la Cour des comptes sur la politique de lutte contre l’immigration irrégulière publié en janvier 2024, l’expulsion peut “viser des étrangers bénéficiant d’une protection”, les recours devant le tribunal administratif “ne sont pas suspensifs de son exécution et la mesure est assortie d’une interdiction permanente de retour sur le territoire français”. Cette décision lourde est complexe à prononcer, car il revient à l’administration de prouver la “réalité de la menace” que peut faire peser une personne, “sous le contrôle du juge administratif”. Les expulsions sont donc rares : d’après le rapport de la Cour des comptes, 977 mesures ont été prononcées entre 2019 et 2023 (dont 344 arrêtés en 2021).
Autant de Comex ont donc eu lieu la même année. Car la décision de la préfecture est obligatoirement suivie – sauf cas d'”urgence absolue” – par leur saisine. “Elles existent depuis 1945, et permettent à la personne concernée par l’arrêté d’expulsion et à son avocat d’exposer son cas, de faire entendre ses arguments pour le contester”, explique Thibaut Fleury-Graff, professeur en droit public à l’université Panthéon-Assas, dont les thèmes de recherche couvrent notamment les migrations internationales. Les magistrats ont alors pour rôle d’examiner le dossier et d’estimer si la décision du préfet est proportionnelle au danger que représente la personne.
Avis consultatif
Dans certains cas, la Comex avalise la décision de la préfecture. En mars 2018, l’ex-imam suppléant de la mosquée de Torcy a par exemple été expulsé vers le Maroc. En 2016 et 2017, le ressortissant marocain avait “explicitement légitimé le djihad armé”, appelant les fidèles “à prier pour les djihadistes du monde entier afin de détruire les ennemis de l’islam en France et dans le monde”. Lorsqu’il avait été présenté devant la commission d’expulsion des étrangers au tribunal de grande instance de Melun, elle avait estimé que son expulsion était “une nécessité impérieuse pour la sûreté de l’Etat ou la sécurité publique”. Plus récemment, en 2022, la Comex présidée par le président du tribunal judiciaire de Lille avait également donné raison au ministère de l’Intérieur concernant l’expulsion de l’imam Hassan Iquioussen. Ses “discours antisémites”, “systématiques sur l’infériorité de la femme” et “des actes de provocations explicite et délibérée à la discrimination ou à la haine”, avaient même finalement conduit le Conseil d’Etat à valider cette décision.
Dans d’autres cas, les magistrats peuvent rendre un avis défavorable au maintien de l’arrêté. “Elle peut aussi émettre un avis défavorable aux politiques d’expulsion quand la personne est encore engagée dans une procédure judiciaire, complète Ludovic Friat, président de l’Union syndicale des magistrats. Il est en général estimé préférable qu’elle puisse être jugée et accomplir sa peine en France”. Mais même si les Comex contestent la décision du préfet, leurs avis ne sont que consultatifs depuis 1986 et la “loi Pasqua”, relative aux conditions d’entrée et de séjour des étrangers en France.
Les préfectures ne sont donc pas tenues de les respecter. “De mémoire, le seul moment où ses avis ont réellement été suivis, c’était entre 1988 et 1992, sous les gouvernements Rocard et Bérégovoy, se souvient un président du corps des tribunaux administratifs, spécialiste du droit des étrangers. Depuis, la plupart du temps, ce n’est pas le cas”. D’où l’interrogation du garde des Sceaux, perçue comme légitime par des anciens de Beauvau. “C’est une décision un peu formelle qui ralentit la procédure, puisqu’il faut attendre un mois après la saisine du préfet avant qu’elle ne se réalise”, estime Fernand Gontier, directeur honoraire des services actifs de la police nationale, auteur de La face cachée de l’immigration. Un mois pour laisser le temps aux magistrats, déjà surchargés, de s’organiser pour l’audience. Un délai, aussi, pour permettre à la défense de préparer son dossier.
Une “formalité”
“La Comex est une formalité assez lourde. Le temps de la convoquer, de la réunir, vous prenez deux mois dans la vue sur votre procédure d’expulsion, renchérit un préfet qui a été amené à la saisir plusieurs fois dans son département. Tout ça, afin de rendre un avis qui n’aura souvent pas d’effet sur la décision préfectorale”. Pour ce représentant de l’Etat, les Comex ralentissent donc le “changement important imprimé par Gérald Darmanin” lorsqu’il était à Beauvau. “Il a demandé aux préfets de se servir davantage des reconduites et des expulsions pour les étrangers qui occasionnent des troubles à l’ordre public, et pas seulement pour les étrangers en situation irrégulière sur le territoire, poursuit-il. Il voulait des résultats sur la reconduite des étrangers en fonction de leur dangerosité. L’approche n’était pas nouvelle, mais a été poussée de manière assez radicale”. Elle se poursuit maintenant que Bruno Retailleau a pris sa place à l’Intérieur.
Cette accélération du rythme fait également s’interroger certains magistrats. “Ces commissions consultatives – dont l’avis ne lie personne – prennent du temps sur notre mission principale”, observe Ludovic Friat. A Bobigny, par exemple, où se trouve l’un des tribunaux administratifs les plus confrontés à ces décisions préfectorales, les Comex “ont lieu deux fois par mois environ, à raison d’une matinée à chaque fois”. Une dizaine de dossiers y sont examinés. “Le sujet divise : nous manquons cruellement de magistrats et de temps, ce qui pourrait en pousser certains à désirer abandonner cette instance, reprend Ludovic Friat. Mais en même temps, le juge administratif est garant des libertés publiques. Doit-on, par manque de moyens, renoncer à une certaine garantie pour la personne concernée par l’arrêté ? La Comex ajoute un regard extérieur à celui du préfet”. “L’avis rendu par les Commissions d’expulsion permet d’avoir une vision globale du dossier, pas seulement du casier judiciaire. Ce document pose les choses et permet au contradictoire d’être développé”, avance Saliha Sadek, avocate spécialisée dans le droit des étrangers.
Même si un avis de Comex n’est pas toujours respecté par un préfet, le représentant de l’Etat sait que son argumentaire sera plus fragile devant le tribunal administratif en cas de rendu négatif. Ce qui n’aura pas forcément empêché en amont l’expulsion de l’étranger concerné : entre 2016 et 2019, 79 % des arrêtés d’expulsions prononcés ont été exécutés. Un nombre qui n’avait pas varié jusqu’en 2024, année de publication du rapport de la Cour des comptes.
Source