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Alissa Ganieva, romancière russe : “Vladimir Poutine a transformé ce pays en un monstre”

D’une auteure russe qui s’affiche sur les réseaux sociaux avec un sweat-shirt sur lequel figure un cœur aux couleurs de l’Ukraine, on peut déduire deux choses : qu’elle est particulièrement courageuse ; et qu’elle ne vit plus en Russie. Alissa Ganieva a pris la route de l’exil au lendemain de l’invasion de l’Ukraine, en février 2022, certaine qu’elle ne pourrait plus jamais prendre la parole librement dans son pays. Originaire du Daghestan, une région du Caucase, l’écrivaine de 39 ans a travaillé comme journaliste littéraire à Moscou avant de publier plusieurs romans ayant pour décor la région dans laquelle elle a grandi. Ce n’est pas le cas de Sentiments offensés, qui paraît aujourd’hui en France, une satire féroce de la société russe publiée dans le pays de Poutine en 2018. Dans une ville de province, un ministre s’effondre par une nuit de pluie en pleine rue, comme foudroyé. Sa maitresse est aux abois, de même que sa femme et tous les notables de la ville, tandis que chacun spécule sur l’identité du corbeau qui menaçait le potentat d’embarassantes révélations. L’intrigue est le prétexte à un jeu de massacre. Ganieva dissèque avec une ironie ravageuse les turpitudes d’une société phagocytée par la corruption, le népotisme, les dénonciations, le culte du chef jusqu’à l’absurde, l’instrumentalisation de l’histoire, de l’Eglise, et le déni collectif – lequel continue de faire son œuvre aujourd’hui.

Désormais journaliste freelance basée dans un pays d’Asie centrale, la romancière revient sur la genèse, la réception et la toile de fond de ce livre dont elle se dit certaine qu’il “ne pourrait plus paraître dans la Russie actuelle”.

L’Express : Quelle était votre intention lors de l’écriture du livre ?

Alissa Ganieva : J’étais surprise, en tant que critique littéraire, de voir qu’un grand nombre d’auteurs russes évitaient de traiter des problèmes politiques et sociaux contemporains. Le faire revenait pour eux à se comporter en journaliste, alors que par le passé les romanciers russes ont toujours dépeint les problèmes de leur temps. Tolstoï s’intéressait aux guerres contre le Japon, dans les Balkans, aux conflits entre hommes politiques. J’ai voulu renouer avec cela, non sans une certaine anxiété car je sentais que le pays se transformait en un monstre et courrait au devant d’une catastrophe.

Quel était l’état de la société russe à l’époque ?

De l’extérieur, vous pouviez penser que tout n’allait pas si mal, il y avait un vernis d’institutions démocratiques. Dans les médias ou à la télé, la liberté d’expression était contrainte, mais la littérature semblait relativement préservée. Des lois avaient été passées pour lutter contre la soi-disant propagande en faveur des homosexuels, mais les gens ne remarquaient pas que leurs droits étaient menacés, et ils ne voulaient pas le voir. La société était éclatée en différents bulles qui vivaient selon leurs propres intérêts, lesquels tournaient, pour l’essentiel, autour du consumérisme. Dans les années 2000, des avancées ont eu lieu sur le plan économique, les gens vivaient un peu mieux qu’auparavant, et ils ont mis ces changements au crédit de Poutine.

Quand les choses se sont-elles dégradées ?

Après 2014 et l’annexion de la Crimée. Ensuite, le Covid a constitué un très bon prétexte pour interdire les événements dans la rue, tels que les manifestations. Puis a eu lieu l’extension du règne de Poutine [NDLR : une réforme de la Constitution en 2021 lui permet de se maintenir au pouvoir jusqu’en 2038], et l’invasion de l’Ukraine en 2022 a tout changé.

Quelles ont été les réactions au livre ?

Des lecteurs m’ont dit que j’exagérais, que les choses n’étaient pas si graves, que les dénonciations étaient des cas isolés, que les lois répressives étaient certes absurdes, mais peu utilisées… Mais le récit ressemblait trop à leurs propres vies, ce n’était pas une lecture très confortable. Ils n’ont pas aimé le côté satirique du roman, qui a été publié dans une maison d’édition de Moscou très reconnue. Je n’imagine pas un instant qu’il serait à nouveau possible de le publier aujourd’hui.

Vous n’avez pas eu de souci avec les autorités à sa sortie ?

Non, en 2018 la Russie prétendait être un pays pacifique, ouvert sur le monde. Le pays avait accueilli la Coupe de monde de football, des supporters étaient venus du monde entier. Le nombre de prisonniers politiques s’allongeait, mais leurs noms restaient inconnus. Si vous écriviez sur ces sujets, vous étiez mal vu dans la communauté artistique, mais vous pouviez le faire du moment que vous ne mentionniez pas Poutine. Certains de mes collègues le faisaient quand même et les maison d’édition supprimaient son nom systématiquement. D’un côté, vous pouviez écrire sur ces sujets, mais de l’autre, des gens étaient arrêtés pour avoir dansé le twerk devant la Flamme éternelle [à Moscou], et leurs proches étaient inquiétés aussi. Mais leur nombre était encore suffisamment petit pour qu’on puisse ne pas vouloir y faire attention.

Dans le livre, vous racontez une visite du dirigeant du pays, qui n’est donc pas nommé, et la façon dont les autorités locales se hâtent de camoufler tous les problèmes de la ville, jusqu’aux médecins qui prennent la place des patients dans les lits d’hôpitaux. C’est une situation véridique ?

C’est une histoire que vous pouviez observer dans n’importe quelle ville de province russe dès lors qu’un représentant du pouvoir la visitait. Les autorités locales faisaient tout pour présenter une façade et donner l’illusion que tout allait bien. C’est un paradoxe de la Russie, où l’on trouve de grandes villes prospères comme Moscou ou Saint-Petersbourg quand le reste du pays vit dans des conditions déplorables. Il existe toujours des régions sans chauffage, sans tout-à-l’égout, où les toilettes consistent en des cabines en bois. Les revenus des gens y sont dérisoires, ils ont juste de quoi s’acheter quelques denrées et n’ont pas les moyens de voyager ou de donner une éducation correcte à leurs enfants. Cela donne un argument à ceux qui veulent adopter une attitude paternaliste envers les Russes, qu’ils voient comme une population soumise, de serfs, incapable d’apprendre et de distinguer le bien du mal. Il a toujours également été plus facile de persécuter les gens originaires des ces régions, comme la Sibérie. Beaucoup de prisonniers politiques, souvent très jeunes, venaient de ces petites villes à l’époque soviétique.

Sur cette photo de l’agence d’État russe Spoutnik, le président russe Vladimir Poutine assiste à une réunion avec le ministre des Transports au Kremlin à Moscou le 30 janvier 2025.

Certains estiment que l’héritage du servage expliquerait ce qui ressemble à une forme de résignation collective de la population. Vous êtes d’accord avec cette thèse ?

D’un certain côté, ça peut être vrai, mais de l’autre, des régions qui n’ont pas connu le servage, en Sibérie ou dans le Caucase, sont aussi dociles que les autres. De par leur histoire familiale, les gens savent que si vous exprimez votre opinion, vous vous exposez à des représailles et des arrestations. Ma mère me répétait “ne parle pas de politique, ne va pas aux manifestations”, même si elle partageait mes opinions. Ses grands-parents ont été déportés en Sibérie, l’un d’eux y est mort, son père a également été emprisonné pour des motifs politiques, et cette peur de l’engagement politique est ancrée en elle. Bien des gens, à son instar, sont persuadés que le système est trop fort et ne peut être changé. Quand l’invasion de l’Ukraine a eu lieu, la majorité des Russes n’étaient ni pour ni contre. Ils se contentaient de suivre ce que le président pouvait dire, “ils savent ce qu’ils font”, se disaient-ils. Ce fait d’être prêt à tout accepter est pire que tout je pense…

Si vous donnez 1 rouble à la Fondation anticorruption de Navalny, vous irez en prison le lendemain pour terrorisme et extrémisme.

Vous dépeignez également l’infortune d’un professeur d’histoire arrêté pour avoir sous-entendu que les nazis avaient été autant mis en difficulté par le froid glacial de la Russie que par ses soldats lors de la Seconde Guerre mondiale…

Une histoire très ordinaire, même si elle a un caractère fictionnel. Il existe une loi qui vise à criminaliser toute comparaison entre Hitler et Staline ou tout rabaissement du rôle de l’armée soviétique. Par exemple, il est interdit d’évoquer le viol de femmes allemandes par les soldats russes, de même que les accords entre Staline et Hitler pour se partager l’Europe [Le pacte germano-soviétique, en août 1939]. A la télévision, on expliquait que les purges de Staline n’étaient pas si massives, la répression pas si terrible. Tous les cotés négatifs de l’Histoire sont mis sous le tapis, les livres qui l’enseignent aujourd’hui sont bien différents de ceux qu’on avait dans les années 1990, qui étaient plus critiques envers l’URSS et la Russie.

Pour le personnage de mon livre, je me suis également inspiré d’un historien qui avait mis au jour des sites d’exécutions de masse des années 1930 dans le nord de la Russie. Il a été arrêté en 2016 et il est toujours en prison. Mais, et c’est ainsi que l’Etat procède, il n’a pas été condamné pour avoir parlé des massacres, mais pour avoir eu un prétendu comportement inapproprié envers sa belle-fille – ce qui était faux, comme l’ont attesté les experts, ainsi que sa belle-fille elle-même. Mais quand l’Etat arrête une personne pour des motifs politiques, il l’accuse toujours pour une autre raison. C’est pourquoi il est très difficile de dénoncer le caractère politique de ce type d’arrestations.

Vous relatez également la glorification du passé tsariste à travers un peintre qui représente les puissants de la ville dans des atours d’époque…

Oui, parce que dans sa tête, Poutine prolonge d’un côté l’empire soviétique, le réenforce, et de l’autre, il se situe dans la lignée de l’ère prébolchevique et du tsarisme. Poutine adore Alexandre III [1845-1894], un tsar réactionnaire qui a tout fait pour empêcher les réformes et s’appuyait sur le même triumvirat que l’on retrouve aujourd’hui : l’Eglise, l’Etat et les valeurs traditionnelles. Poutine essaie de restaurer cette période par bien des aspects, cette idée de Russie traditionnelle avec ses territoires, sa grandeur, le mythe de l’adhésion de tous les peuples qui la composent, et le fait que des populations extérieures lui demanderaient d’intervenir pour venir à leur secours. A cette époque, la Russie “sauvait” les Bulgares, les Serbes… On voit bien cette continuité aujourd’hui [avec l’Ukraine], il s’agit bien sûr de sauver en tuant.

Vous entrevoyez la possibilité d’un changement ?

Aujourd’hui, pas vraiment. La Russie est devenue une dictature, il est quasi impossible d’y faire quoi que ce soit. Si vous donnez 1 rouble à la Fondation anticorruption de Navalny, vous irez en prison le lendemain pour terrorisme et extrémisme, et ce pour plusieurs années. Le nombre de policiers et de militaires par habitants en Russie reste l’un des plus élevés au monde. Il y a quelques années, une fenêtre pour le changement s’était ouverte, lors des grandes manifestations contre Poutine [de 2011 à 2014 essentiellement]. Mais on a laissé passer cette chance et le pouvoir s’est renforcé chaque année depuis.

Un discours que l’on entend consiste à dire qu’il est impossible pour la Russie d’être une démocratie en raison de sa dimension, qu’il est nécessaire d’avoir un pouvoir fort pour maintenir l’unité du pays, mais le fédéralisme pourrait vraiment marcher, s’il était mis en place de façon honnête, pas juste dans la forme. Dans les années 1990, personne n’était préparé à la chute de l’Union soviétique, la pauvreté était immense et la période est restée un traumatisme pour bien des Russes, ce qui a justifié à leurs yeux le fait de vouloir reconstituer l’empire, comme si c’était un paradis perdu. Mais il finira par y avoir d’autres opportunités pour le changement. La nouvelle génération est plus ouverte. C’est une période très importante. Toutes les forces démocratiques doivent se tenir prêtes.

Sentiments offensés, par Alissa Ganieva. Gallimard, 256 p., 22 €.




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