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Théories du complot, médecins menacés… Maladie de Lyme, anatomie de dix ans de folie

“Je me souviens très bien de ce jour, c’était en juillet 2016, je travaillais et m’étais rendu au Relais H pour prendre un sandwich afin de manger rapidement, et je suis tombé sur cette Une de L’Obs“, se remémore le professeur Yves Hansmann, infectiologue au Centre national de référence de la maladie de Lyme, à Strasbourg. Une énorme tique sous fond noir et vert illustre la couverture, titrée : “Maladie de Lyme : l’épidémie qu’on vous cache”. Le spécialiste achète le magazine. Il y découvre des affirmations stupéfiantes : “Un million de personnes sont infectées chaque année en Europe”. Ou le fait que la tique ne transmet pas seulement la bactérie Borrelia, responsable de la maladie de Lyme, mais aussi une multitude de virus et de parasites : “Un cocktail susceptible de mettre KO l’organisme humain”, profitant de “l’affaiblissement de nos organismes bourrés de substances chimiques, pesticides et autres métaux lourds” et qu’il existe des petites astuces pour lutter contre la maladie, comme les huiles essentielles et le sans gluten. Un patient affirme qu’il a infecté sa femme par voie sexuelle. Les spécialistes français de la maladie de Lyme, eux, sont dépeints comme enfermés dans leur tour d’ivoire, insensibles aux souffrances des malades.

Un encadré présente même la théorie complotiste du livre Lab 257, The Disturbing Story of the Government’s Secret Germ Laboratory, paru en 2005 aux Etats-Unis, pays où les hypothèses fumeuses sur la maladie de Lyme sont apparues. L’ouvrage affirme que le gouvernement américain a recruté, après la Seconde Guerre mondiale, 1 500 savants nazis dont certains ont travaillé dans le laboratoire de Plum Island, une île proche de New York. Là, ils auraient “décuplé les quantités de Borrelia chez les tiques afin de les rendre plus pathogènes et dangereuses”, avant que les insectes trafiqués ne s’échappent et contaminent des familles entières. “Des scientifiques et des médecins spécialistes de Lyme y voient une piste très sérieuse. Mais ne le disent qu’en off”, écrit L’Obs.

“Quasiment tout est faux”

“Je me suis dit : c’est impossible d’écrire des choses pareilles !”, confie le Pr. Hansmann. L’expérience l’a tellement marqué qu’elle constitue l’introduction de son livre : La maladie de Lyme, au-delà de la polémique. Tous les infectiologues connaissent ce numéro de l’hebdomadaire. Tous ont été choqués par son contenu. “Nous avions déjà à l’époque toutes les données permettant de démontrer que quasiment tout était faux, se souvient le professeur Benoît Jaulhac, directeur du Centre national de référence sur la maladie de Lyme à Strasbourg. Mais c’est le principe de la loi de Brandolini : la quantité d’énergie nécessaire pour réfuter des sottises est supérieure d’un ordre de grandeur à celle nécessaire pour les produire”.

La Une du numéro du 14 juillet 2016 de L’Obs présentant “l’enquête exclusive” sur la maladie de Lyme.

Le chercheur égraine : les tiques nazies de la CIA ? “C’est fou. J’ai mené des recherches pour démontrer que ce n’était pas possible : à l’époque, aucun scientifique n’avait les outils permettant de cultiver Borrelia et personne ne savait faire de la manipulation génétique. Et quitte à jouer au bioterroriste amateur, il existe des outils plus létaux et plus efficaces”, souligne-t-il. La transmission par relation sexuelle ? “Nous avons beaucoup travaillé sur ce sujet. Il n’y a aucune preuve allant dans ce sens dans la littérature scientifique, assure-t-il. La bactérie Borrelia n’est pas viable dans le sperme ni dans les sécrétions vaginales. Les tests menés sur les animaux sont négatifs.”

Si la plupart de ces théories circulaient déjà à l’époque, la couverture de L’Obs a indéniablement contribué à les diffuser. Près de neuf ans après, ces polémiques pourraient-elles enfin s’achever ? C’est sans doute l’espoir de la Haute Autorité de santé (HAS), qui a publié, mardi 18 février, une actualisation de ses recommandations pour la prise en charge de cette infection. Cette mise à jour était particulièrement attendue, notamment sur un point en particulier. En effet, la maladie de Lyme se traite généralement avec succès par un traitement antibiotique de quinze jours. Mais le “syndrome post-borréliose de Lyme traitée”, plus connu sous le terme de Lyme chronique ou de “Lyme-long”, cristallise les tensions. Cette forme se caractérise par des symptômes variés et invalidants : grande fatigue, douleurs diffuses, troubles de la mémoire et de la concentration qui persistent au moins six mois après le traitement initial. Elle toucherait entre 6 et 20 % des patients en Europe. Mais les mécanismes permettant d’expliquer cette persistance ne sont pas entièrement compris par la science. Cette zone d’ombre a nourri des polémiques dont l’ampleur est quasi inégalée dans le monde médical. Des dizaines de chercheurs ont été harcelés, des cercueils en carton à leur effigie ont été brulés devant les centres de référence de la maladie et certains ont dû être exfiltrés de leurs conférences.

Les dérives des Lyme doctors

Les controverses autour de Lyme ont aussi nourri l’appétit de charlatans avides d’écouler leurs remèdes miracle à des patients en souffrance et en errance médicale, ainsi que l’hubris de médecins persuadés d’avoir découvert LA solution. Les plus convaincus ont été baptisés “Lyme doctors”, dont le chef de file est Christian Perronne, l’ex-chef de service des maladies infectieuses de l’hôpital de Garches (AP-HP). Si le grand public l’a découvert à travers ses positions sur le Covid-19 qui l’ont définitivement discrédité, il était déjà à l’époque en marge de la communauté scientifique à cause de ses affirmations sur Lyme. Le Pr Eric Caumes, infectiologue à l’Hôtel-Dieu à Paris, s’en souvient bien. Un temps proche du Pr Perronne, il a même été séduit par ses théories, avant de constater qu’elles ne résistaient pas aux faits.

Le chiffre d’un million d’infections par an en Europe vient par exemple du Pr Perronne. “Il s’agit d’une estimation sur la base des patients qu’il voyait à son cabinet à laquelle il a appliqué des facteurs multiplicateurs basés sur le nombre de demandes qu’il recevait, mais il n’a jamais voulu présenter ses calculs”, déplore le Pr Jaulhac. Il a, en revanche, publié un livre, La vérité sur la maladie de Lyme, qui s’est écoulé à plus de 22 000 exemplaires. L’explosion de l’épidémie, que les “Lyme doctors” soutiennent, ne tient pas non plus la route. “Même dans les populations les plus exposées aux piqûres de tiques comme les travailleurs forestiers, la fréquence de la positivité de la sérologie de Lyme – qui ne traduit pas forcément une maladie active – n’a quasiment pas évolué depuis 1997”, explique le Pr Caumes. Selon les chiffres les plus récents de Santé publique France, près de 40 000 infections sont diagnostiquées sur le territoire national chaque année, pour 700 hospitalisations. Et cette maladie n’a jamais tué personne. “Peut-on dès lors parler d’un problème de santé publique majeur ?”, interroge le professeur parisien.

Outre des affirmations erronées, les dérives des “Lyme doctors” ont surtout consisté à inventer des traitements non éprouvés par la science. Et parfois dangereux. Selon eux, le Lyme long serait provoqué par une persistance de la bactérie de Borrelia dans le corps, voire par toute une série de maladies que la tique transmettrait. Il conviendrait donc de prescrire une multitude de médicaments pendant des mois. Dans son livre, Maladie de Lyme : réalité ou imposture, Eric Caumes publie des exemples de ces prescriptions délirantes. L’ordonnance type inclut une vingtaine de médicaments, dont cinq antibiotiques, un antiparasitaire, un antifongique, deux corticoïdes et un opiacé. Loin d’être des cas isolés, ces prescriptions sont la norme chez les “Lyme doctors”. “Des ordonnances de 30 lignes avec je ne sais combien d’antibiotiques, j’en ai vu passer”, confirme Anne Scherrer, responsable de la médecine oncologique et référente infectieux à la clinique Ambroise Paré – Hartmann (Neuilly-sur-Seine).

Même constat pour Jean-Paul Stahl, professeur émérite au CHU de Grenoble : “Dans notre région, nous avons un individu célèbre pour ses ordonnances de deux pages, avec des prescriptions à vie. C’est dément et dangereux, car outre les effets secondaires des médicaments qui s’accumulent, on connaît l’effet délétère de l’antibiorésistance des bactéries provoquée par la surprescription.” Tous les spécialistes le rappellent : ces traitements de choc n’ont jamais fait preuve de leur efficacité. Et si par miracle ils fonctionnaient, il serait impossible de déterminer quelle molécule est efficace parmi les dizaines prescrites. Combien de patients ont été abreuvés par ces dangereuses décoctions ? Probablement des milliers. “Mais comment ont-ils pu accepter d’avaler des dizaines de médicaments en même temps ?”, s’interroge le Pr. Hansmann.

Exemple d'une ordonnance d'un Lyme doctor, publié dans le livre du Pr. Caumes.
Exemple d’une ordonnance d’un Lyme doctor, publié dans le livre du Pr. Caumes.

Dans un article paru en février 2024, L’Express détaillait les dégâts de telles prescriptions chez Elodie Weaver, une patiente un temps persuadée d’être atteinte d’un Lyme long. “Les médicaments m’ont grillé le cerveau”, affirmait-elle. Son médecin généraliste, le Dr Marc Michaël Bransten, lui avait prescrit 25 pilules par jour pendant… six mois. Des pharmaciens donneront l’alerte en 2018. Le conseil départemental de l’Ordre des médecins jugera ces prescriptions “délirantes”, avant de radier le Dr Bransten. Ce dernier a fait appel. Contacté, l’Ordre national des médecins indique ne pas avoir encore fixé de nouvelle date d’audience. “En attendant, Il continue d’exercer dans son cabinet et prône toujours sa théorie sur la maladie de Lyme dans des webinaires. Aucune instance médicale ne semble s’inquiéter de cela”, s’est indignée la mère d’Elodie Weaver dans un mail envoyé à L’Express.

Le Pr. Stahl, lui, se souvient du cas d’une jeune fille souffrant d’un glioblastome, une tumeur cérébrale fulgurante : “Ses parents étaient désespérés, car cette tumeur ne se soigne pas. Et puis ils ont rencontré un Lyme doctors”. Ce dernier les convainc que leur fille souffre d’un Lyme long et qu’elle doit suivre un traitement antibiotique… Sans succès. “Imaginez les dégâts que cela peut faire sur le travail d’acceptation du pronostic de son enfant… Voici le niveau de folie que l’on a pu atteindre”, se désole-t-il.

Cercueils, insultes et menaces

Les “Lyme doctors” n’ont pas seulement fait miroiter des solutions miracles. Ils ont aussi séduit de nombreuses associations de patients, dont le désespoir s’est parfois mué en aversion contre une partie du corps médical, en particulier les infectiologues… Jusqu’à prendre des tournures inquiétantes. “L’évènement qui m’a le plus marqué s’est déroulé lors des Journées nationales d’infectiologie en juin 2019 à Lyon, en marge d’une conférence sur Lyme”, se rappelle le Dr Scherrer. L’ambiance jusqu’ici feutrée est perturbée par une douzaine d’activistes qui s’installent devant l’entrée, avec porte-voix et tambours. Des militants affirment être “handicapés à vie”, accusent les médecins d’ignorer leurs souffrances et d’être responsables d’erreurs médicales. D’autres s’en prennent à France Roblot, présidente à l’époque de la Société de pathologie infectieuse de langue française. “J’étais tellement choquée que j’ai pris des photos et des vidéos pour l’alerter”, poursuit le Dr Scherrer.

Quant à Eric Caumes, venu présenter ses recherches, il sera exfiltré par une porte dérobée et raccompagné à son hôtel par un garde du corps. “C’était lié au tract distribué par ces activistes qui reprenait un article publié quelques jours plus tôt dans le’Club Mediapart’intitulé’Diagnostic de Lyme : les certitudes anti-scientifiques du Professeur Caumes'”, se souvient-il. Signé par trois “Lyme doctors” affiliés à la Fédération française contre les maladies vectorielles à tiques, une association de patients particulièrement virulente, l’article fait suite à une tribune du Pr Perronne publiée dans Le Point en mai 2019 qui attaquait les recherches d’Eric Caumes. Le chercheur venait en effet de publier une étude démontrant que 90 % des patients qui consultent pour un Lyme chronique souffrent, en réalité, d’autres pathologies (rhumatologiques, neurologiques, psychiatriques ou en lien à des troubles liés à des situations de grande détresse psychologique ou de mal-être), et que le traitement prolongé aux antibiotiques échoue dans 80 % des cas.

Des actions plus violentes encore se sont déroulées à cette époque. Le professeur Benoît Jaulhac peut en témoigner. Le 27 novembre 2017, une manifestation est organisée par des militants devant le Centre national de référence, à Strasbourg. Douze cercueils avec les portraits de douze chercheurs visés, dont le sien, sont installés sur la route. Les manifestants veulent y mettre le feu. “J’ai réussi à les arrêter in extremis, car lorsque j’ai eu connaissance de la manifestation, j’ai payé pour faire venir un huissier afin de récolter des données factuelles en cas de débordement”, se remémore-t-il. L’homme de droit fait son effet et les manifestants se ravisent. “Nous étions retranchés dans notre laboratoire pendant que ces personnes, qui se présentaient comme extrêmement malades et fatiguées, déployaient une énergie colossale contre nous”, décrit le professeur.

Une des cartes postales pré-imprimées que le Pr. Caumes, comme de nombreux autres spécialistes, a reçue.
Une des cartes postales pré-imprimées que le Pr. Caumes, comme de nombreux autres spécialistes, a reçue.

Jean-Paul Stahl se souvient avoir reçu, y compris à son domicile, “entre 200 et 300 cartes postales pré-imprimées sur lesquelles les mots ‘salaud’ et ‘assassin’ étaient inscrits”. La plupart des spécialistes français ont subi la même chose. “Quand on reçoit ça à la maison, cela choque. Mon épouse a eu peur, mes enfants posaient des questions. Je n’ai jamais compris toute cette violence”, confie le Pr Hansmann. Dans son livre, Eric Caumes exhume aussi des mails menaçants. Le Pr Jaulhac, lui, a eu droit à “un nombre de dépôts de plaintes considérable”. Les juges du tribunal de grande instance de Paris l’ont même auditionné à Strasbourg en 2017. France Roblot, elle, a été qualifiée de “monstre” par l’association Droit de guérir, qui lui promettait de “s’occuper” d’elle et de lui rendre “une petite visite amicale” dans une vidéo publiée sur Facebook en 2018.

Lyme, l’arnaque rentable

Toutes ces polémiques ont également créé un terreau fertile pour les dérives mercantiles, dont le business des tests. La raison est qu’il est extrêmement difficile d’identifier la présence de la bactérie Borrelia dans un organisme. Il est donc tout autant compliqué de déterminer si elle a disparu. Un moyen détourné consiste à utiliser des tests sérologiques mettant en évidence les anticorps fabriqués par le système immunitaire contre Borrelia, même s’ils ne prouvent pas forcément qu’un patient est malade, mais seulement qu’il a été exposé à la bactérie. “De plus, le système immunitaire met du temps à produire des anticorps et ils ne sont visibles qu’après six semaines environ, indique le professeur Pierre Tattevin, le chef du service des maladies infectieuses au CHU de Rennes. Si la sérologie est effectuée trop tôt, elle se révèle négative, même en cas d’infection.”

Les dispositifs officiels (les tests Elisa) ont donc été accusés d’imprécision, voire d’inefficacité volontaire afin de “cacher l’épidémie”. Dans les années 2010, Viviane Schaller, docteure en pharmacie, et gérante d’un laboratoire d’analyses biologiques à Strasbourg, a lancé un nouveau protocole de dépistage non homologué. “Elle avait modifié les critères de positivité. Résultat, tout le monde ressortait de son laboratoire avec une sérologie positive”, se souvient le Pr Hansmann. Alertée, l’Agence régionale de santé d’Alsace rendra visite au laboratoire avant d’ordonner sa fermeture en 2012. L’enquête révélera que le protocole a coûté 280 820 euros à la Sécurité sociale. Un montant que la biologiste sera condamnée à rembourser en 2016. Son ancien associé, Bernard Christophe, 65 ans, diplômé en pharmacie, sera de son côté condamné à payer 10 000 euros de dommages et intérêts à l’Ordre des pharmaciens pour avoir fabriqué et commercialisé le “Tic Tox”, un remède à base d’huiles essentielles dont l’efficacité n’a jamais été démontrée. Les deux recevront le soutien de l’association Lyme sans frontières et de quelques “Lyme doctors”, dont le Pr Perronne.

Des affaires similaires ont eu lieu en Allemagne, où les abus sont légion, notamment parce que les autorités sanitaires outre-Rhin sont moins vigilantes et puissantes qu’en France. Des “cliniques Lyme” affichant des pratiques douteuses y ont également fleuri. “En 2018, j’ai reçu en consultation une adolescente qui avait été étiquetée Lyme chronique aux Etats-Unis. Elle vivait en Irlande avec ses parents, mais il leur avait été conseillé de consulter à la fameuse clinique d’Augsbourg, en Allemagne [NDRL : dont L’Obs a fait la promotion], où des escrocs délivrent des traitements à 3 000 euros la semaine”, dénonce le Pr Jean-Paul Stahl. La famille enchaîne les allers-retours. Mais l’état de la jeune fille ne s’améliore pas.

Les parents de l’adolescente contactent le Pr. Stahl, qui examine la jeune fille. Cette dernière présente de nombreux ganglions gonflés. Sa rate est énorme. La prise de sang révèle un cancer hématologique (lymphome de Hodgkin). “Son pronostic vital était en jeu à cause du retard d’une prise en charge adaptée. Si le hasard ne lui avait pas fait croiser mon chemin, elle serait morte, car enfermée dans un faux système de croyances avec des gens dont la seule préoccupation était de lui soutirer de l’argent.” Les sommes peuvent parfois être considérables. “Nous avons eu des cas de personnes qui ont dépensé des dizaines de milliers d’euros de leur poche”, confirme le Pr Jaulhac. L’exploitation des souffrances liées à des pathologies inexpliquées n’a jamais été aussi rentable qu’avec Lyme.




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