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L’historien David Christian : “Nous sommes à un tournant cosmologique pour notre espèce…”


Il fait plus fort que son confrère Yuval Noah Harari, auteur de Sapiens. Inventeur de la “big history”, ou “grande histoire”, David Christian a commencé, en 1989, à donner un cours sur l’évolution de l’univers et de l’humanité en mêlant histoire, physique ou biologie. C’est devenu “le cours préféré” de Bill Gates, un ardent promoteur de la “big history”.

Nouvel éditeur de non-fiction venu d’Espagne, Arpa traduit l’époustouflant Origines, dans lequel le professeur émérite à l’université Macquarie synthétise en moins de 300 pages les grandes étapes nous ayant menés du big bang à l’”anthropocène”. De quoi relativiser les actuels bouleversements géopolitiques provoqués par Donald Trump…

L’Express : Pourquoi est-il important d’avoir un récit des origines basé sur la science et l’histoire plutôt que sur des croyances religieuses ?

David Christian : La plupart des grandes religions se sont basées sur la science d’il y a deux mille ans. Or la science moderne a connu des succès spectaculaires en tentant de comprendre comment fonctionne le monde. Le problème, c’est qu’elle n’a pas su mettre en avant un récit, comme l’ont fait les religions traditionnelles, afin que des individus ordinaires puissent comprendre leur place dans l’univers. La Bible fait ça très bien. Mais l’éducation laïque moderne est dépourvue d’un tel récit des origines qui relierait tous les domaines du savoir. C’est ce que tente de faire la big history.

Vous divisez l’histoire de l’Univers et de notre espèce en grands “seuils”. Pouvez-vous expliquer ces différentes transitions ?

L’Univers primitif était incroyable simple. Au moment du big bang, l’Univers tout entier était plus petit qu’un atome. Mais depuis près de quatorze milliards d’années, il est devenu de plus en plus complexe. Et nous humains sommes le résultat de cette complexité croissante.

Les premiers agriculteurs se sont sans doute engagés à contrecœur dans cette nouvelle technologie.

En tant que professeur d’histoire, j’ai ainsi séparé ce récit en grands seuils qui sont autant de tournants majeurs. Le premier seuil, c’est bien sûr le big bang, il y a 13,8 milliards d’années. Neutrons, protons et électrons sont apparus dans les secondes qui ont suivi. Puis les premiers atomes se sont formés. Le deuxième seuil, il y a 13,2 milliards d’années, a été franchi avec la création des premières étoiles. Le troisième seuil, c’est la fabrication, à partir des étoiles mourantes, de nouveaux éléments chimiques qui constituent le tableau périodique. Quatrième seuil : la constitution de planètes et de systèmes solaires, dont notre Soleil il y a 4,5 milliards d’années. Le cinquième seuil, c’est l’apparition des premières formes de vie sur Terre il y a 3,8 milliards d’années. Notre espèce, Homo sapiens, est apparue il y a deux cent mille ans, ce qui constitue le sixième seuil. Je rajoute deux grands seuils dans l’histoire humaine, avec l’essor de l’agriculture il y a environ dix mille ans, et le début de la révolution industrielle, il y a deux cents ans.

L’énergie joue un rôle crucial dans cette évolution…

L’énergie est ce qui rend les choses possibles. Les méga-innovations les plus importantes dans l’histoire de l’Univers et de notre planète ont été celles qui ont libéré de nouveaux flux d’énergie, comme la fusion ou la photosynthèse. Plus récemment, à notre échelle humaine, l’agriculture a représenté une révolution énergétique. Il y a deux mille ans, l’homme consommait 70 fois plus d’énergie qu’à la fin de la dernière période glaciaire. Enfin, la nouvelle manne énergétique des combustibles fossiles (charbon puis pétrole) a radicalement transformé nos sociétés.

Mais tout aussi important est le concept d’entropie. La deuxième loi de la thermodynamique nous explique que, tôt ou tard, toutes les structures vont se décomposer. L’entropie dissout toutes les structures, toutes les formes, toutes les étoiles, toutes les galaxies et toutes les cellules vivantes. Nous savons, depuis la fin des années 1990, que l’univers continuera à s’étendre à jamais, et de plus en plus rapidement. Aujourd’hui, l’univers est encore jeune et énergique. Mais dans un très grand nombre d’années après la disparition de la Terre, les dernières étoiles cesseront de brûler et les lumières s’éteindront. Des trous noirs avaleront les restes des étoiles et des planètes. L’univers deviendra donc à nouveau de plus en plus simple, et l’entropie aura finalement détruit toute structure et tout ordre.

L’agriculture a permis la croissance démographique de notre espèce, mais n’a, selon vous, pas amélioré la vie de la plupart des humains. Pourquoi ?

Le passage à l’ère agraire reste un mystère pour les historiens. Mais deux phénomènes ont vraiment contribué à cette transition vers l’agriculture. Des connaissances agricoles existaient déjà avant la fin de la dernière période glaciaire. En Australie, il y a quarante mille ans, des humains savaient par exemple comment accroître la production d’une terre, mais ils n’en avaient pas besoin. Alors que quand débute l’holocène, il y a douze mille ans, le monde est devenu bien plus dense et peuplé. Auparavant, quand un territoire ne suffisait plus à nourrir une tribu, celle-ci n’avait qu’à se déplacer. Mais du fait de la pression démographique, les humains n’ont plus eu d’autre choix que d’intensifier les ressources à extraire de leur environnement. L’agriculture a été une réponse à ce problème.

Par ailleurs, la fin de la dernière période glaciaire est marquée par un réchauffement climatique global. Des climats plus chauds et plus humides et une stabilité climatique exceptionnelle rendent alors l’agriculture plus viable, en offrant des conditions idéales avec des régions où la vie végétale est abondante et diversifiée.

Les premiers agriculteurs se sont sans doute engagés à contrecœur dans cette nouvelle technologie, d’autant qu’il s’agissait d’un travail difficile. Le niveau de vie semble d’ailleurs avoir baissé. Les squelettes retrouvés dans les premiers villages agricoles du Croissant fertile sont généralement plus petits que ceux de leurs voisins cueilleurs.

A partir de là, les populations humaines ont augmenté très vite. Il a fallu au moins cent mille ans à l’humanité pour atteindre 5 millions d’individus à la fin de la dernière période glaciaire. Mais il y a cinq mille ans, le nombre d’humains a quadruplé pour atteindre 20 millions. En revanche, il n’y a guère de preuves que l’agriculture ait amélioré la vie de la plupart des humains. L’énergie supplémentaire qu’elle a apportée a rendu possible la croissance rapide de la population. Elle a également servi à améliorer la vie des élites qui constituaient environ 10 % de la population dans la plupart des civilisations agraires. Mais pour le reste des humains, c’était une existence très difficile. L’espérance de vie a ainsi stagné à environ 30 ans pendant dix mille ans. Ce n’est qu’au XXe siècle qu’elle a plus que doublé au niveau mondial, ce qui est ahurissant.

A l’inverse de l’agriculture, la révolution industrielle a changé la vie de l’humanité entière, mais a aussi transformé notre planète…

La découverte de comment transformer des combustibles fossiles en énergie mécanique a eu un impact gigantesque. La machine à vapeur de James Watt a rendu cette technologie commercialement viable. Ce soudain surplus d’énergie à bon marché a permis à l’industrie britannique de prendre son essor. Mais il a aussi favorisé l’innovation, encourageant l’expérimentation et l’investissement dans de nombreuses nouvelles technologies tout au long du XIXe siècle. Peut-être que l’IA aura un impact similaire dans le futur…

Je n’aime pas donner raison à Elon Musk [Rires.]. Mais je pense que nous allons créer des colonies sur d’autres planètes dans les décennies à venir.

L’industrialisation a été très disruptive, détruisant le mode de vie de nombreux paysans. Cette révolution a aussi permis aux premiers pays industrialisés, en Europe, de conquérir une grande partie du monde, marquant le début de l’ère de l’impérialisme. Mais, après cette phase de destruction, les bénéfices, à la fin du XXe siècle et au début du XXIe siècle, se sont répandus très largement. Le fait qu’à près de 80 ans, j’ai toujours une santé correcte aurait été impensable il y a deux cents ans. Nous produisons aujourd’hui assez de nourriture pour alimenter en théorie la population mondiale, ce qui ne signifie pas que tous les humains en reçoivent assez. Néanmoins, alors que la population mondiale a connu une forte croissance, la proportion de personnes en situation d’extrême pauvreté a chuté. Un grand nombre d’humains vivent des existences matérielles qui ont été considérablement améliorées par rapport aux humains du passé. Voilà ce que j’appelle le “bon” anthropocène.

Le “mauvais” anthropocène, nous le connaissons tous. Cette vague d’innovations a aussi permis de créer des armes de destruction massive, dont celles nucléaires. Pour la première fois, tout conflit majeur pourrait s’avérer catastrophique pour la majeure partie de l’humanité. Par ailleurs, l’échelle à laquelle nous utilisons les combustibles fossiles a bouleversé l’atmosphère et les océans, alors que le système climatique était stable depuis ces dix derniers millénaires. Aujourd’hui, nous avons presque tous conscience de la réalité de ce réchauffement climatique comme de la perte de la biodiversité. Il y a donc eu un prix à payer pour atteindre nos niveaux de vie actuels. Tout le défi est de savoir si nous arriverons à conserver ces hauts niveaux de vie sans avoir à subir des conséquences trop désastreuses du réchauffement climatique ou de conflits destructeurs…

Quel pourrait être le prochain grand seuil que franchira l’humanité ?

On doit au jésuite Pierre Teilhard de Chardin le concept de “noosphère”. Le scientifique Vladimir Vernadski l’a ensuite repris pour en faire la nouvelle phase de développement de la Terre, succédant à la géosphère et à la biosphère. Certains conçoivent la noosphère comme une notion mystique. Mais on peut aussi en avoir une définition très réaliste. L’évolution de la biosphère durant quatre milliards d’années a été façonnée par des processus non conscients, qu’ils soient astronomiques, géologiques ou biochimiques. Tout d’un coup, depuis deux cents ans, nous humains sommes devenus si puissants que nous avons transformé la Terre. Le futur de notre planète ne dépendra plus simplement de processus non conscients, mais aussi d’une nouvelle force, qui est en quelque sorte une conscience collective. Il existe peut-être d’autres formes de vie dans l’univers. Mais si nous sommes les seuls, ce qui se passe aujourd’hui sur la Terre a une signification cosmologique. Dans tous les cas, nous sommes à un tournant historique pour notre espèce.

Vladimir Poutine est un très habile politicien qui reconstruit l’héritage autoritaire de la Russie.

Par ailleurs, nous avons toujours été une espèce migrante. Je n’aime pas donner raison à Elon Musk [Rires.]. Mais je pense que nous allons créer des colonies sur d’autres planètes dans les décennies à venir.

Enfin, nous allons transformer nos propres corps. Je suis moi-même déjà légèrement robotique [Rires.]. J’ai un implant cochléaire pour faire face à ma surdité, de telle façon que l’écoute par mon oreille droite est mécanique, plus biologique. Ce n’est que le tout début de grandes transformations. Aujourd’hui, nous pouvons déjà créer des membres artificiels contrôlés par notre conscience.

Vous imaginez qu’il puisse y avoir une “société mondialisée stable” dans un siècle. Mais Donald Trump semble avoir, en quelques semaines, défait l’alliance occidentale…

Je suis inquiet, comme tout le monde. Mais les médias, même les plus sérieux, préfèrent toujours mettre en avant des histoires effrayantes. Il y a une bonne raison pour cela. Du fait de l’évolution, notre système nerveux réagit bien plus fortement aux mauvaises nouvelles. En anglais, on dit “If it bleeds, it leads” (“si ça saigne, cela fait la Une”). A l’inverse, les journalistes soulignent rarement des évolutions positives de fond. Pourtant, les sociétés humaines sont de plus en plus interdépendantes. En tant qu’espèce, nous commençons doucement à apprendre à collaborer. L’existence des Nations unies, aussi faibles soient-elles en ce moment, est une avancée majeure, tout comme les objectifs de développement durable ou l’accord de Paris. On peut bien sûr considérer ça de manière cynique. Mais le fait que de tels accords ou traités aient pu être signés est déjà étonnant au regard de l’histoire humaine.

Bien sûr, rien n’est garanti. Par définition, le futur reste ouvert, et l’univers est indifférent à notre destin. Il ne faut jamais exclure des scénarios catastrophiques. Mais il y a une prise de conscience de notre interdépendance au niveau mondial. Il y a trente ans, aucun gouvernement ne prenait le réchauffement climatique au sérieux. Aujourd’hui, nous sommes à juste titre inquiets sur la lenteur de la transition écologique, mais ce changement est déjà significatif. Le XXIe siècle connaîtra d’autres guerres et d’autres catastrophes. Je parie pourtant que dans un siècle, le monde sera plus collaboratif qu’il ne l’est actuellement.

Mais à peine investi, Donald Trump a sorti les Etats-Unis de l’accord de Paris. Ne représente-t-il pas une force très disruptive dans les relations internationales ?

Absolument. Mais ce sont des réactions prévisibles au long processus de mondialisation. Pendant quatre ans, avec Donald Trump à la Maison-Blanche, on va voir des politiques qui s’opposent à cette collaboration grandissante au niveau mondial. Ce sera un moment dangereux. Il n’y a pas de ligne droite vers un avenir meilleur. Mais encore une fois, il ne faut pas oublier les évolutions positives. Trump est en train de démanteler Usaid, l’agence américaine chargée de l’aide au développement. Mais que des organisations d’aide humanitaire comme Usaid ou Médecins sans Frontières existent est déjà inédit dans l’histoire.

Vous étiez au départ un universitaire spécialiste de l’histoire de la Russie et de l’Union soviétique. Comment analysez-vous l’évolution du régime de Vladimir Poutine ?

Quand on vit en Occident, on peut prendre pour acquis une évolution vers plus de démocratie. Mais ça n’est pas universel. La Russie a une profonde tradition autoritaire. Depuis vingt-cinq ans, on a vu, avec Vladimir Poutine, un très habile politicien reconstruire cet héritage autoritaire. C’est plus facile de le faire en Russie qu’ailleurs. J’ai ainsi une immense admiration pour les opposants qui se sont battus pour plus de démocratie et de liberté, à commencer par Alexeï Navalny. Mais ils sont loin de représenter une majorité.

Par ailleurs, en temps de guerre, la Russie n’a cessé de se montrer capable de supporter des souffrances colossales, avant de rebondir. Le pays ne cédera ainsi pas facilement à des pressions internationales. Poutine a certes envahi l’Ukraine avec des attentes irréalistes sur ses objectifs de guerre. Mais aujourd’hui, je ne vois aucun signe qui pourrait indiquer un effondrement de son régime. Le système fonctionne très bien.

Comme vous l’avez souligné, un récit scientifique de notre espèce et de notre planète se finira forcément mal : l’entropie va inéluctablement l’emporter, et l’univers sera de plus en plus froid et distendu. Comment rivaliser avec des mythes religieux qui, eux, nous promettent la vie éternelle ou l’avènement du Royaume de Dieu ?

Nous parlons de milliards d’années, et nous ne serons plus là ! Aujourd’hui, nous vivons toujours dans une période où l’univers est jeune et créatif, et où les possibilités sont immenses pour notre espèce. Le récit scientifique, effectivement, ne croit pas en l’immortalité, contrairement à la majorité des religions. Mais du coup, il prend la mort au sérieux, ce qui a permis des progrès extraordinaires en termes d’espérance de vie ou de mortalité infantile.

On parle beaucoup de retour des religions. Mais en même temps, même dans un pays comme les Etats-Unis, les non-religieux sont devenus le premier groupe. Comment voyez-vous l’avenir des croyances ?

Les religions institutionnalisées ont prouvé qu’elles étaient incroyablement résilientes. Elles ne disparaîtront pas dans les décennies à venir. En revanche, il y aura sans doute une convergence entre ces religions. Encore une fois, les médias mettent en avant les conflits entre chrétiens, musulmans, juifs, bouddhistes ou hindous. Mais pour un historien qui regarde le temps long, il y a des interférences de plus en plus grandes entre ces religions. Evidemment, plus ces religions se rapprocheront, plus des croyants dogmatiques et fanatiques s’y opposeront. C’est cette réaction qui fait l’actualité à travers le monde, avec des attentats et des tensions entre communautés.

En France, vous vivez dans une société très multiculturelle. En Australie, où j’habite, il y a aussi de nombreuses mosquées, et le nombre de langues parlées est élevé. Il est aujourd’hui à la mode de se montrer cynique sur le multiculturalisme. Mais il ne faut pas oublier que la majeure partie de ces gens cohabitent pacifiquement. Quand ce n’est pas le cas, cela attire l’attention des médias. En Australie, on parle en ce moment beaucoup d’infirmiers qui ont refusé de soigner des patients juifs, ce qui est horrible. Mais la plupart des personnes s’accommodent de ce mélange de cultures et de croyances.

Origines. Une grande histoire du monde du Big Bang à nous jours, par David Christian. Traduit de l’anglais par Catherine Leclerc. Arpa, 399 p., 22,90 €. Parution le 6 mars.




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