Né en URSS, l’historien russo-britannique professeur au centre Henry-Kissinger de l’université Johns-Hopkins (Washington) est un spécialiste de la guerre froide et de la Russie. Pour L’Express, il analyse les conséquences de l’alignement des positions de l’administration Trump sur celle de Vladimir Poutine, concernant l’Ukraine et son président Volodymyr Zelensky. Selon lui, même si ce dernier a raison de tenter de recoller les morceaux avec le leader républicain, la relation a peu de chances de s’améliorer. “Non seulement Donald Trump ne se soucie pas de l’Ukraine, mais ce dirigeant qui accorde énormément d’importance à la relation personnelle n’aime pas Volodymyr Zelensky”, résume l’universitaire. A l’Europe, selon lui, de devenir un véritable acteur géopolitique pour éviter que son destin lui échappe. Entretien.
L’Express : Volodymyr Zelensky a-t-il raison d’essayer d’apaiser les relations avec Donald Trump ? Cherche-t-il à gagner du temps, à éviter un arrêt définitif de l’aide américaine ?
Sergey Radchenko Oui. Il ne faut d’ailleurs pas exclure que Volodymyr Zelensky lui-même regrette la façon dont s’est déroulé l’entretien désastreux avec Donald Trump à la Maison-Blanche. Il est revenu en arrière parce qu’il comprend que, dans la situation très compliquée que vit l’Ukraine, il n’a pas d’autre choix que de signer l’accord sur l’exploitation des minerais ukrainiens avec les Etats-Unis, afin qu’ils ne coupent pas définitivement leur aide. L’autre facteur, c’est la forte pression exercée sur lui par les alliés européens depuis le sommet de Londres des 2 et 3 mars : les dirigeants français et britanniques et le secrétaire général de l’Otan, Mark Rutte, notamment, ont exprimé le souhait qu’il reprenne les discussions avec Washington. Le président ukrainien essaie clairement d’apaiser l’administration Trump.
Peut-il y parvenir ?
Il sera extrêmement difficile pour Zelensky d’améliorer véritablement ses relations avec les Etats-Unis, à moins qu’il ne soit prêt à se plier à toutes les exigences américaines. Nous avons observé par le passé à quel point Trump pouvait changer de point de vue sur un dirigeant étranger. Prenons par exemple sa relation avec le Nord-Coréen Kim Jong-un, qu’il a d’abord qualifié de “rocket man”, avant de lui faire des déclarations d’amour dans le cadre de son rapprochement avec le dictateur. Trump est connu pour ce genre de zigzags. Mais Zelensky aura beaucoup de mal à le faire changer d’avis sur lui.
Volodymyr Zelensky peut-il rester un interlocuteur pour les Etats-Unis après toutes les critiques de l’administration Trump contre lui, qui semble vouloir l’écarter ?
Il est clair que l’administration Trump a joint ses efforts à ceux de la Russie afin de destituer Volodymyr Zelensky. Vladimir Poutine insiste depuis longtemps sur le fait que le président ukrainien n’est pas “légitime”. Je ne pense pas que le fait que Trump a cité mardi, dans son discours sur l’état de l’Union, la lettre que Zelensky lui a envoyée signifie que les relations se sont réchauffées. Il n’aime manifestement pas Zelensky. Il ne fait aucun doute que ce dernier subit actuellement une pression considérable, tant de la part des Russes et que des Américains, qui l’accusent chacun d’être un obstacle au processus de paix.
Le problème, c’est qu’il est impossible de destituer Zelensky. C’est un président élu. Son mandat est certes arrivé à son terme, mais il y a une raison légitime au fait qu’il n’y ait pas eu de nouvelles élections en 2024 : l’Ukraine est en guerre ! Lorsque votre pays est ciblé quotidiennement par des missiles et des bombes russes, qu’un grand nombre de citoyens ukrainiens se trouvent sur la ligne de front pour combattre, et que des millions d’entre eux ont quitté le pays, il est tout simplement impossible d’organiser des élections libres et équitables. N’oublions pas que le Royaume-Uni n’a pas organisé d’élections pendant la Seconde Guerre mondiale.
J’ignore quel impact auront sur Volodymyr Zelensky les appels à démission venus des républicains américains. Mais il est clair que ses opposants politiques en Ukraine y verront une opportunité pour réclamer des élections ou le critiquer davantage. Je ne vois cependant pas comment ce type d’offensives pourraient aboutir à court terme. Le seul effet positif de l’altercation à la Maison-Blanche est qu’elle a probablement renforcé le soutien pour Zelensky au sein de la population ukrainienne, qui a vu qu’il avait été malmené, mais qu’il avait riposté.
Pourquoi Donald Trump cherche-t-il à se débarrasser de Zelensky ? Est-ce seulement parce que ce dernier a refusé de lancer une enquête sur les affaires de Hunter Biden en Ukraine et parce qu’il a soutenu les démocrates pendant la campagne ? Ou parce que le président américain est aligné sur les positions de Poutine ?
Les deux, à mon avis. Donald Trump ne se soucie pas de l’Ukraine. Il ne pense pas que ce pays soit important pour les intérêts fondamentaux américains. Et il voit Zelensky comme quelqu’un de trop indépendant d’esprit, qui n’écoute pas les conseils des Américains. D’ailleurs, dans un sens, même l’administration Biden trouvait qu’il était difficile de traiter avec Zelensky, qu’il n’écoutait pas nécessairement les Américains. Surtout, Trump accorde beaucoup d’importance aux relations personnelles. Or il est clair qu’il n’aime pas Zelensky. C’est l’une des raisons pour lesquelles il veut s’en débarrasser.
La proposition de trêve d’un mois en Ukraine dans “les airs, les mers et les structures énergétiques”, avancée par le président français dans le cadre d’un plan franco-britannique, peut-elle contribuer à faire redescendre la pression ?
A mon sens, cette proposition ne cherche pas vraiment à être réaliste. C’est pour Emmanuel Macron un moyen de reprendre l’initiative. Les Russes ont déjà exclu non seulement toute trêve, mais aussi l’idée d’avoir des contingents européens sur le sol ukrainien. Cette idée de trêve a deux objectifs : d’abord, brandir la bannière de la paix afin que personne ne puisse dire que les Européens sont des bellicistes au moment même où les Russes et les Américains affirment vouloir mettre fin aux combats. Les Russes accepteront-ils un plan européen de ce type ? Non, bien sûr. Mais il est habile de le soumettre pour mettre en évidence leurs contradictions. Ensuite, c’est une façon d’essayer d’intégrer les Européens dans les discussions, alors que Trump compte manifestement les en exclure – ce qui serait un très mauvais scénario pour le continent.
Quelles seraient les conséquences pour l’Ukraine et l’Europe si les Etats-Unis cessaient définitivement leur aide militaire ?
Les Etats-Unis fournissent de la défense aérienne, des capacités géospatiales et des renseignements pour le ciblage des frappes de longue portée avec des missiles ATACMS et Himars. La suspension de ces renseignements remettrait en cause la précision de ces frappes, ainsi que celles réalisées avec des missiles européens, comme les Storm Shadows. Cela poserait donc de sérieux problèmes aux Ukrainiens. Toute la question est de savoir si ce gel de l’aide est simplement destiné à faire pression sur l’Ukraine pour la pousser à conclure un accord, ou s’il est définitif.
Mais si les Ukrainiens renoncent à cibler des dépôts de munitions ou des cibles situées à l’intérieur du territoire russe, il est peut-être possible de se passer du soutien américain. A condition d’obtenir un plus grand engagement de la part des Européens. Les Britanniques ont promis de fournir 1,6 milliard de livres sterling pour la défense aérienne. C’est une somme très importante. Si les Etats-Unis se retirent mais n’essaient pas de saboter les efforts européens pour soutenir l’Ukraine, ce pays pourra continuer à se battre. Avec un soutien militaire européen approprié, l’Ukraine peut tenir longtemps.
Pourquoi est-il important que les Européens montrent leur soutien Zelensky ?
L’Europe doit soutenir l’Ukraine, pour des raisons politiques, morales et existentielles. Et il se trouve que Zelensky est le leader de l’Ukraine en ce moment. Il faut donc traiter avec lui. Si des élections sont organisées après un accord et que Zelensky se retire ou n’est pas réélu, les Européens devront s’adapter. Mais la Russie, les Etats-Unis ou tout autre pays n’ont évidemment pas à décider qui est légitime pour représenter l’Ukraine.
L’Ukraine a-t-elle le choix entre un mauvais accord et un très mauvais accord ?
Il est difficile de répondre à cette question. Car de quel accord parle-t-on ? Nous n’en savons rien. S’il s’agit d’une nouvelle version du plan russe proposé lors des discussions à Istanbul au printemps 2022, ce n’est pas une perspective très réjouissante. Si l’accord que l’on propose à l’Ukraine est de rendre les armes sans garanties de sécurité, quel intérêt aurait-elle de le signer ?
La question est de savoir de quel levier Trump dispose pour forcer Zelensky à capituler devant la Russie. Tant que les Européens continueront à soutenir l’Ukraine sur le terrain, il sera capable de résister à ce genre d’accord.
Donald Trump et son vice-président J.D. Vance ont souligné que l’Ukraine était en position très défavorable sur le terrain. N’exagèrent-ils l’avantage de la Russie sur le terrain ?
En réalité, c’est également très difficile pour les Russes. Après trois ans de guerre, ils en sont encore à essayer de reprendre des petits villages aux Ukrainiens. Sans compter que les Ukrainiens occupent encore une partie de la région russe de Koursk. Il est donc prématuré de parler de victoire de la Russie. Les guerres offensives, comme celle que les Russes mènent, sont plus difficiles à gagner que les guerres de défense, à l’image de celle que l’Ukraine est contrainte de livrer. Les Russes ont, il est vrai, un avantage en matière d’effectifs militaires et de stocks de munitions. Mais cela ne signifie pas l’Ukraine soit une cause perdue. Ce pays peut continuer de résister très longtemps, car pour Ukrainiens, la capitulation devant la Russie n’est pas une option.
Comment qualifier ce moment pour l’Europe ? Est-ce l’un des plus importants depuis 1945 ?
Il s’agit d’un changement géopolitique majeur. Le Vieux Continent doit trouver son identité et se réinventer en tant que véritable acteur géopolitique afin d’être pris au sérieux par Moscou, Pékin et Washington. Pour l’instant, ce n’est pas le cas. Mais on sent des prémices de changement et l’espoir est encore permis. L’Europe doit aussi développer des stratégies pour aller vers plus d’intégration politique afin d’éviter la fragmentation à laquelle elle est confrontée en ce moment, avec, d’un côté, des voix comme celle d’Emmanuel Macron qui appellent à créer enfin l’Europe de la défense, et de l’autre, celles notamment du Hongrois Viktor Orban ou du Slovaque Robert Fico qui sont clairement favorables à la Russie.
Pensez-vous que les Etats-Unis pourraient vraiment quitter l’Otan ?
C’est une réelle possibilité. Trump en a déjà parlé lors de son premier mandat. Il y a clairement l’idée chez une partie de la droite américaine que l’Europe coûte trop cher à l’Amérique, qu’elle a trop de problèmes intérieurs pour s’imposer ce fardeau. Ce point de vue isolationniste n’est pas nouveau dans la politique américaine. Il a notamment émergé dans l’entre-deux-guerres, dans la période qui a suivi la Première Guerre mondiale. Il existe une réelle possibilité que l’Amérique, sinon se retire complètement de l’Otan, du moins assume un rôle limité. Le côté positif, c’est que cela oblige les Européens à se doter de leurs propres capacités défensives.
A ce stade, on ne sait pas si les Etats-Unis respecteront l’article 5 de la charte de l’Otan. Il n’est pas certain qu’ils viendraient à la rescousse de l’Europe si l’un de ses pays était attaqué. Les dirigeants européens l’ont compris. C’est la raison pour laquelle les fabricants d’armes européens s’efforcent actuellement d’accroître leurs capacités de défense et de développer de nouveaux modes de coopération en Europe sans le soutien des Etats-Unis. Mais la vraie question est de savoir si l’Amérique peut encore offrir des garanties de sécurité à l’Europe, notamment nucléaires. Et la réponse à cette question devient de plus en plus négative.
La proposition française d’étendre sa dissuasion nucléaire au reste de l’Europe a-t-elle une chance de se concrétiser ?
A mon sens, c’est une bonne proposition. Mais bien sûr, la dissuasion nucléaire française est bien plus faible que celle des superpuissances nucléaires que sont la Russie et les Etats-Unis. Si la France souhaite jouer un rôle plus important, cela nécessitera une expansion considérable de ses capacités, et donc des investissements à la hauteur.
Et même si cela se concrétisait, cela soulèverait à nouveau une question qui a traversé toute la guerre froide. La grande interrogation concernant le parapluie nucléaire américain était de savoir si les Américains l’utiliseraient vraiment s’il s’agissait d’échanger, disons, Boston contre Berlin. Est-ce qu’ils appuieraient vraiment sur le bouton ? La même question se posera pour la dissuasion nucléaire française. La France serait-elle prête à échanger Paris contre Riga, par exemple ? En d’autres termes, les questions de crédibilité qui ont pesé sur la dissuasion nucléaire américaine continueront à peser sur la dissuasion nucléaire française.
A quoi s’ajouteraient toutes sortes d’interrogations sur le fonctionnement de cette dissuasion élargie dans le cadre d’une coopération militaire européenne plus large. L’Allemagne aurait-elle son mot à dire dans l’utilisation des armes nucléaires ? Quelle serait la structure de commandement ?
Donald Trump essaie-t-il, en se rapprochant de la Russie, de fragiliser le partenariat entre Moscou et Pékin, dans une sorte de “Nixon à l’envers” (qui avait reconnu la Chine maoïste pour isoler l’URSS) ?
Je ne suis pas certain que c’est ce que Donald Trump essaie de faire. Il a une vision du monde très XIXe siècle, qui revient à le découper en sphères d’influence. Il n’est pas impossible qu’il considère que Pékin a droit à la sienne. Il semble vouloir coopérer avec Xi Jinping et Poutine, entre grandes puissances. Et il est clair qu’il ne pense pas que l’Europe fasse partie de cette catégorie.
Cette option de jouer la Russie contre la Chine est clairement présente dans l’esprit de certains stratèges de l’administration Trump, comme le secrétaire d’Etat Marco Rubio. Il y a cependant une grande différence avec les années 1970. Lorsque Kissinger et Nixon ont mené leur diplomatie triangulaire, les relations entre Moscou et Pékin étaient très mauvaises, depuis la rupture sino-soviétique (en 1963). Un conflit armé avait même eu lieu entre eux à la frontière en 1969. Mais aujourd’hui, les relations entre la Russie et la Chine sont très bonnes, car les deux pays ont des raisons stratégiques et économiques de se rapprocher.
Je ne vois pas pourquoi Poutine serait tenté de s’éloigner de la Chine. Bien sûr, il sera ravi de l’amélioration de ses relations avec Washington. Mais si Trump lui accorde toutes sortes de concessions pour le détourner de la Chine, cela ne mènera pas à grand-chose. Les efforts américains pour courtiser la Russie ne feront qu’augmenter le prix de la Russie aux yeux de la Chine. Les Chinois deviendront encore plus prudents dans leurs relations avec la Russie, afin de ne pas contrarier Poutine. En réalité, ils vont probablement chercher à soutenir encore davantage la Russie, à présent que Washington se rapproche de Moscou.
Source