“Ayant étudié ce phénomène pendant plus de quinze ans, je peux vous dire que les effets de l’addiction au travail sont pires que vous ne le pensez, tant sur le plan physique que social, pour les individus, les équipes et les organisations.” Dans l’éclairant Never Not Working : Why the Always-On Culture Is Bad for Business-and How to Fix It (2024, non traduit), Malissa Clark, professeure associée de psychologie industrielle et organisationnelle à l’université de Géorgie, décrit avec clarté et précision les mécanismes qui peuvent conduire à devenir accro au travail sans même en avoir conscience. Cette experte américaine reconnue dans le domaine de l’épuisement professionnel et dont les recherches ont été publiées dans des revues prestigieuses telles que le Journal of Applied Psychology commence par déconstruire une idée reçue : “La plupart d’entre nous – que nous soyons employés, dirigeants ou membres des ressources humaines – avons une idée erronée de ce qu’est le workaholisme. Il s’avère que le nombre d’heures de travail n’est pas un indicateur fiable de dépendance.” Ainsi, on peut être très investi et travailler de longues heures sans pour autant être workaholique.
L’élément révélateur, c’est lorsque “notre relation au travail et le sens qu’il prend pour nous deviennent de plus en plus malsains”. Autrement dit, lorsque le professionnel imprègne chaque aspect de votre vie – “en particulier le temps passé en famille ou entre amis, les loisirs et les vacances”, précise l’auteure -, cela suggère un comportement addictif. Afin de ne pas s’attirer les foudres de leurs proches et donner l’impression de lever le pied, certains ont trouvé la parade : le “travail allégé”. A savoir, travailler devant la télévision, au bord de la piscine ou encore boire un verre de vin tout en pianotant sur son clavier tard le soir… “Toutes ces stratégies sont des signaux d’alerte”, prévient la spécialiste, qui confesse au passage : “Je suis moi-même coupable de ce comportement, me surprenant souvent à écouter des podcasts professionnels pendant mes promenades pour rester ‘productive’ même durant mon temps libre.” Cela pourrait prêter à sourire mais, “si on y réfléchit bien, on est quand même à moitié en train de travailler et à moitié en train de profiter d’autre chose, c’est très insidieux, en réalité”, observe la chercheuse, interrogée par L’Express.
Avec des effets néfastes sur la santé, désormais mieux documentés : “Beaucoup de nos premières études reposaient uniquement sur des autoévaluations, ce qui ne nous apportait pas énormément d’informations. Mais des recherches solides plus récentes ont intégré quantité de mesures objectives de santé, et les résultats sont fascinants”, explique Malissa Clark. Que sait-on aujourd’hui ? “Le workaholisme est associé à un risque cardiovasculaire accru, une pression artérielle plus élevée, une mauvaise qualité et quantité de sommeil – cela a pu être mesuré grâce, par exemple, à des actigraphes et des tensiomètres. Donc, on parle bien là d’indicateurs objectifs de mauvaise santé”.
Les workaholiques fonctionnent en permanence dans un état d’alerte. Pour eux, tout devient une crise. “Si vous imaginez ce que ressent votre corps quand votre cœur s’accélère face à un stress ponctuel, imaginez ce que cela donne quand chaque journée de travail est vécue comme ça. Evidemment, le corps finit par se dérégler et par perdre sa capacité à gérer sainement le stress, puisqu’il est constamment sous pression”, expose la scientifique. Toutefois, l’addiction au travail n’est pas reconnue comme une pathologie clinique. “Un médecin ne peut pas poser un diagnostic clinique de workaholisme comme il le ferait pour d’autres troubles, car il ne figure pas dans le DSM – le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux”, indique Malissa Clark, “même s’il répond à de nombreux critères cliniques pertinents”.
Par ailleurs, “l’ensemble des données montre que l’addiction au travail n’améliore pas la performance”, insiste la chercheuse, qui rappelle que nous avons tous “des ressources limitées : temps, énergie, concentration… Comparez votre productivité en début de journée et après douze heures de travail : vous êtes vidé, incapable de réfléchir”. Malgré cela, certains managers persistent à croire que travailler de manière excessive est synonyme d’excellence. Une erreur, selon Malissa Clark, qui pointe un biais dans les évaluations de performance : ce “workaholisme de façade” reste souvent valorisé dans les organisations. Lesquelles doivent s’interroger : “Qui est récompensé et pourquoi ? Quelles raisons sont avancées pour expliquer une promotion ou une prime ? Ces discussions envoient un message clair aux employés”, met en garde la professeure. D’autant qu’il est établi que cet état de dépendance entraîne, avec le temps, une diminution de l’engagement au travail, ajoute-t-elle.
La bonne et la mauvaise motivation
Dès lors, comment distinguer celui qui s’implique fortement du bourreau de travail en roue libre ? “Les bourreaux de travail ont du mal à déléguer. Ils se pensent indispensables et meilleurs que les autres. Ce sont souvent des collègues ou des dirigeants difficiles à gérer, animés par un sentiment d’urgence permanent”, détaille l’experte. Leur vision court-termiste les enferme aussi dans cette idée qu’”il faut absolument tout finir ce soir”, là où d’autres arrivent à prendre du recul et à analyser la situation dans son ensemble. Le perfectionnisme est un autre trait de personnalité étroitement lié à cette addiction. Mais il y a différentes facettes du perfectionnisme. La chercheuse distingue des formes de perfectionnisme adaptatives – des standards élevés – et inadaptées – le sentiment constant de ne jamais être à la hauteur. C’est surtout cette dernière qui entretient le workaholisme. Les études attestent en revanche que ni l’âge ni le genre n’entrent en compte, même si les femmes surinvesties travaillent souvent de façon plus irrégulière, par exemple tard le soir après avoir couché les enfants.
Dernier critère : la motivation. Il y a la bonne et la mauvaise. “Les psychologues, écrit Malissa Clark, ont découvert qu’un facteur clé de l’engagement des employés est la motivation intrinsèque, c’est-à-dire lorsqu’une personne fait quelque chose parce qu’elle l’aime réellement. Selon la théorie de l’autodétermination, cette motivation est positive et bénéfique, car la personne s’engage dans une activité de son propre gré”. A l’inverse, la motivation introjectée, elle, pousse certaines personnes à beaucoup travailler ou à placer le travail au centre de leur vie. Ici, les individus s’engagent dans une activité en raison de pressions externes qu’ils ont partiellement intériorisées tout au long de leur vie, que ce soit l’éducation parentale, les exigences scolaires ou les discours valorisant le travail acharné. “Une fois adulte, on ressent cette pression sans toujours être capables d’expliquer précisément d’où elle vient”, analyse la spécialiste.
Les proches, victimes par ricochet
Alors comment sortir de la spirale ? Au-delà de la responsabilité qui incombe aux organisations d’éviter d’entretenir une culture toxique de surmenage, des actions individuelles sont possibles, à commencer par une prise de conscience et une réponse honnête à cette question : “A quelle fréquence est-ce que je ramène du travail à la maison ou pense au travail alors que je devrais faire autre chose ?”. Car les proches sont souvent les premières victimes par ricochet, insiste l’experte : “Il se peut que votre meilleur ami se soit éloigné de vous parce qu’il ne veut parler que de travail lorsque vous vous voyez, et qu’il devienne agacé ou se montre distant dès que la conversation porte sur autre chose. Il existe aussi des enfants qui souffrent de l’obsession d’un parent pour son travail, ce même parent affirmant que cette obsession est précisément ce qui offre à l’enfant des opportunités dans la vie.” La vie de famille peut vite apparaître comme un obstacle : “Lorsqu’ils ne travaillent pas, les bourreaux de travail sont souvent envahis par l’anxiété et la culpabilité. Si des circonstances ou des personnes les empêchent de travailler, ils ressentent de la frustration, de l’irritation, voire de la colère.”
Pourtant, si la personne réalise qu’elle a effectivement un rapport problématique au travail et qu’elle souhaite y remédier, proches et famille peuvent devenir de précieux soutiens, “parce que c’est difficile d’y arriver seul. “Si, pendant le dîner, ils remarquent que vous êtes ailleurs, plongé dans vos pensées, ils peuvent vous dire : “Eh, à quoi tu penses ?”, illustre Malissa Clark. Même chose si votre conjoint vous surprend sur votre téléphone et vous interpelle : “Hé, je croyais que tu voulais arrêter les mails pro en famille.” “Evidemment, pour que cela fonctionne, il faut qu’il y ait une relation de couple saine et solide”, conclut-elle. Mais ça, c’est une autre histoire…
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