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Défense européenne : oui, Monsieur Macron, vous aviez raison ! Par Timothy Garton Ash


Devrions-nous désormais être tous gaullistes ? Dans la langue du plus important partenaire européen de la France, la réponse est “Jein !” (contraction en allemand de “Ja“, oui, et “Nein“, non). Oui, Emmanuel Macron a eu raison de nous avertir, depuis 2017, que, du fait de la tendance sur le long terme à un désengagement des Etats-Unis, l’Europe devrait être prête à se défendre. Aujourd’hui, face à Donald Trump, un président voyou qui remet en question l’engagement américain vieux de quatre-vingts ans de protéger l’Europe contre la Russie, les euro-atlantistes, comme moi, devons reconnaître que nous avons besoin non seulement d’une Europe plus forte – ce pour quoi j’ai toujours plaidé- mais aussi d’une possible “autonomie stratégique” européenne. Oui, Monsieur le président français, vous aviez raison !

Pourtant, “en mȇme temps” (en hommage à l’expression favorite de Macron), nous devrions répondre “non”. Car le général de Gaulle, grand homme de son temps, pensait que la défense devait être le domaine exclusif de l’État-nation ; que la Communauté européenne émergente devait être une Europe des États (une version désunie de l’Union européenne à laquelle les actuels partis nationalistes et populistes de la droite dure rêvent de revenir) ; que le Royaume-Uni devait être exclu du projet européen (d’où le célèbre veto de De Gaulle à l’adhésion britannique) ; et que l’Europe devait être construite comme un contrepoids aux États-Unis, en entretenant des relations étroites avec la Russie comme la Chine.

Européaniser l’Otan

Surtout, tout plan réaliste de défense contre la Russie de Vladimir Poutine doit commencer par la seule organisation militaire sérieuse dans l’Europe actuelle : l’Otan. C’est bien cette structure qui regroupe toutes les forces entraînées et interopérables des pays européens membres de l’Alliance atlantique, un commandement intégré, des opérations aériennes complexes et coordonnées, des plans détaillés pour défendre la frontière orientale et une dissuasion nucléaire crédible (principalement américaine). L’UE n’a rien de comparable d’un point de vue militaire. L’histoire aurait pu être différente si l’idée originelle de construire une Europe autour de la défense n’avait pas été tuée par les votes des gaullistes (et des communistes) à l’Assemblée nationale française en 1954. Car, comme le rappelle Julian Jackson, biographe de De Gaulle, ce dernier “n’a attaqué aucune organisation supranationale avec plus de férocité que l’avortée Communauté européenne de défense”.

Ainsi, que vous soyez au départ gaulliste ou atlantiste, si vous voulez être sérieux au sujet de la défense de l’Europe, il faut commencer par l’Otan – et voir ensuite comment on peut européaniser cette organisation aussi vite que possible. Mais face au manque total de fiabilité de Trump, nous devons aussi réfléchir à étendre la dissuasion française et britannique. L’UE est en train de devenir un acteur important dans le domaine de la défense, notamment en soutenant l’Ukraine. Et comme l’UE et l’Otan ont tous deux, en leur sein, des membres favorables à Poutine, à l’image du Hongrois Viktor Orbán, des initiatives pour une défense européenne plus avancée passeront nécessairement par des “coalitions de volontaires”, comme celle en faveur de l’Ukraine sur laquelle le Premier ministre britannique Keir Starmer a travaillé en étroite collaboration avec le président français.

Clément Beaune, ancien ministre français chargé de l’Europe, a tweeté une photo de la réunion improvisée des dirigeants européens, turc et canadien que Starmer a convoquée à Londres avec ces trois mots : “Les États unis”. Mais il y a une énorme différence entre des “Etats unis” et les Etats-Unis – un pays unique dans sa capacité à déployer une force létale sur la base d’une simple décision de son président. Le défi pour l’Europe consiste donc à opérer une transition rapide, cohérente et crédible en matière sécuritaire en passant d’une alliance dominée par les États-Unis vers une Europe sans puissance hégémonique, mais qui soit néanmoins capable de se défendre contre la plus agressive des grandes puissances. Ce n’est pas une mince affaire. Être une grande puissance non hégémonique dans le domaine de la réglementation des produits ou de la politique commerciale est une chose ; le faire dans le domaine militaire, qui demande à des jeunes hommes et femmes de sacrifier leur vie, en est une autre.

Rationaliser les systèmes de défense

Trois obstacles majeurs s’opposent à la réalisation de cet objectif ambitieux mais désormais existentiel. Le premier est l’énorme disparité des conceptions historiques des pays européens en matière de sécurité nationale. En cas de crise internationale, chaque Premier ministre britannique pense qu’il doit se comporter comme Winston Churchill et chaque président français comme de Gaulle. Les modèles nationaux des autres dirigeants sont moins évidents : le chancelier Konrad Adenauer pour l’Allemagne ? Le maréchal Jozef Pilsudski pour la Pologne ? Le ministre des Affaires étrangères Jacques Poos pour le Luxembourg ? Mais, dans tous les cas, les instincts stratégiques et les cultures des dirigeants des pays européens sont très différents. L’Europe a donc besoin d’un churchillo-gaullisme qui combine le meilleur des deux traditions les plus influentes de notre continent face à un monde en guerre. C’est une formule à laquelle non seulement Macron et Starmer, mais peut-être même une majorité de chefs d’Etat européens, pourraient souscrire.

Deuxièmement, les politiques dont nous avons besoin sont européennes, mais les démocraties, elles, restent nationales. Derrière le chiffre affiché des “800 milliards d’euros” consacrés par l’UE à la défense se cachent en réalité 150 milliards d’euros de financement européen. La majeure partie de cette somme n’est qu’une autorisation pour les États membres de dépenser 650 milliards d’euros supplémentaires. Tous les dirigeants nationaux qui annoncent une augmentation des dépenses de défense expliquent qu’elle créera des emplois dans leur propre pays. Mais, outre l’augmentation de la production d’armes, l’Europe a désespérément besoin de rationalisation et de consolidation. L’UE possède quelque 170 systèmes d’armes majeurs, contre une trentaine pour les États-Unis. La consolidation consisterait à accepter que tel type d’avion de combat soit produit, par exemple, en Italie et en Suède, fermant ainsi une usine en France, tandis que tel type de système de défense aérienne serait produit en France et en Grande-Bretagne, fermant ainsi une usine en Allemagne. Imaginez la facilité avec laquelle cela pourrait se faire sur un plan politique…

Cet effort doit être mené alors que la plupart des pays européens sont lourdement endettés et que leurs populations vieillissantes réclament des dépenses accrues en matière de santé, d’aide sociale, de retraites… Ce qui nous amène au dernier obstacle, parfaitement illustré par ce que Churchill a confié à de Gaulle lorsque ce dernier lui a remis la Croix de la Libération en 1958. Comparant les défis complexes des années 1950 à l’objectif unique et clair de leur partenariat durant la Seconde Guerre mondiale, Churchill a ainsi fait remarquer : “Il est plus difficile de trouver, même parmi les amis et les alliés, l’unité d’objectif vitale au milieu de la complexité d’une situation mondiale qui n’est ni la paix ni la guerre”. Or c’est exactement la situation dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui, quelque part entre la paix et la guerre.

Comme nous l’avons vu ces derniers jours, au premier signe de la possibilité d’un cessez-le-feu en Ukraine, les opinions publiques européennes sont prêtes à croire que nous pouvons rapidement revenir à nos vieilles habitudes du temps de paix d’après 1989. Il est désormais du devoir des dirigeants non seulement de raviver l’esprit combatif de Churchill et de de Gaulle, mais aussi d’expliquer honnêtement aux électeurs que nous sommes confrontés à un nouveau et long combat – et que si nous voulons vraiment la paix, nous devons nous préparer à la guerre. C’est pourquoi je dis haut et fort : “Vive l’Europe ! Vive le churchillo-gaullisme !”

*Timothy Garton Ash est historien et professeur en études européennes à l’université d’Oxford. Il a reçu le prix Charlemagne pour services rendus à l’unité européenne en 2017. Son livre Europes : Une histoire personnelle paraît cette semaine aux éditions Stock.




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