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DGSE-CIA, le match du renseignement : l’Europe peut-elle se passer des Américains ?


11 février 2022. Antony Blinken, le secrétaire d’Etat américain, déclare qu’une “invasion” russe en Ukraine pourrait “commencer à tout moment”. La DGSE et les services secrets européens sont perplexes. Ils disposent des mêmes informations sur le stationnement des régiments russes à la frontière, mais jugent la manœuvre irrationnelle. “Les Etats-Unis ont été plus affirmatifs parce que la CIA devait avoir une source humaine au sein du Kremlin, qui connaissait les intentions de Poutine”, pense Bernard Barbier, directeur technique de la DGSE de 2006 à 2013. Une taupe dont l’existence probable dit beaucoup de l’excellence américaine lorsqu’il est question d’espionnage. Poutine ordonnera l’invasion onze jours plus tard.

“Le renseignement humain en Europe de l’Est et en Russie a toujours été un point délicat”, se souvient Bernard Bajolet, directeur de la DGSE de 2013 à 2017. Excellent quand il est question d’activer ses sources en Afrique ou au Moyen-Orient, le service de renseignement français a longtemps désinvesti ses réseaux à l’Est. En 2013, la DGSE avait par exemple renoncé à son poste à Kiev. “La France doit surveiller ses intérêts aux quatre coins du monde. Et comme nos moyens ne sont pas extensibles, nous devons faire des choix”, observe un ancien cadre de la DGSE. Des décisions forcément recalibrées quand la menace change de visage : la “Boîte” a réinvesti l’Ukraine en 2021, et a depuis recentré une partie de ses capteurs sur l’est du continent. “Mais la réorientation de l’information humaine prend forcément du temps”, note Bajolet. Il faut se réinstaller sur un terrain, recontacter des sources, réinvestir un réseau. Rattraper le temps perdu.

Ce rattrapage est devenu indispensable devant les atermoiements des Etats-Unis. La suspension, puis le rétablissement des échanges de renseignements entre Washington et Kiev, ces derniers jours, ont jeté le doute sur la fiabilité du partenaire américain. Ces incertitudes poussent les Européens à se positionner. Dans un entretien accordé à France Inter le 6 mars, le ministre des Armées Sébastien Lecornu a assuré que Paris fournit du renseignement à l’Ukraine. “Sur le terrain, très schématiquement, l’origine du renseignement est répartie en trois : un tiers venu des Américains, un tiers des Ukrainiens, et le reste des autres puissances, donc des Européens”, explique Jérôme Poirot, ancien coordonnateur adjoint du renseignement. En dépit de moyens moins importants que ceux des agences américaines, la DGSE et la DRM (Direction du renseignement militaire), parviennent à obtenir des informations conséquentes sur le terrain. Ils vont devoir monter en puissance, à un moment où l’Europe prend conscience qu’elle devra sans doute faire sans les Etats-Unis.

Une imagerie performante

La marche à franchir est importante. “Nos capacités de renseignements sont loin d’être négligeables, notamment dans le domaine technique, interceptions et imagerie”, insiste Bernard Bajolet. Ce 6 mars, la France a mis sur orbite le CSO-3, dernière composante d’une “constellation” de trois satellites optiques militaires. “Ils permettent d’obtenir une résolution et une capacité supérieures aux satellites précédents, du système Helios. Les services de renseignement peuvent voir ce qu’il se passe à un grand niveau de détails, qui n’a rien à envier à la technologie américaine”, remarque Bernard Barbier. Rien, sinon le nombre. Quand la France dispose d’une constellation de satellites limitée mais pérenne – la mission CSO doit durer dix ans –, les Etats-Unis ont choisi une technologie moins durable. “Les Américains ont opté pour des satellites ‘jetables’. Ils en lancent beaucoup, dans une orbite basse, ce qui les use plus rapidement – leur durée de vie est d’un an, reprend Bernard Barbier. Mais cela leur permet de transmettre des images plus nombreuses et plus rapidement que les nôtres.” Quand un satellite français doit fournir une évolution du champ de bataille toutes les heures, les agences américaines peuvent transmettre des images quasiment en continu. “En matière d’imagerie, la fréquence permet d’obtenir un plus grand niveau de précision”, observe Christophe Gomart, ancien directeur de la DRM, désormais député européen (LR).

“Il n’y a pas photo : l’aide de la DRM à l’Ukraine existe déjà. Elle ne pourra jamais se substituer à l’appui américain. Les capacités des Etats-Unis sont dix fois supérieures aux nôtres”, s’agace un ancien directeur de la DRM. Pour le comprendre, il suffit de mettre en miroir les effectifs de la DGSE – environ 10 000 personnes –, de la DRM – environ 2 000 personnes – et ceux de la communauté du renseignement américain – qui dépasse les 100 000 fonctionnaires. Dans certains secteurs, les carences seraient même impossibles à compenser aujourd’hui. Au début de la guerre, les entreprises américaines Microsoft et Google ont offert leurs services à l’armée ukrainienne, hébergeant les données militaires sur leurs serveurs. La France est aujourd’hui incapable de se substituer à l’aide américaine en la matière. “C’est une discussion que j’ai eue avec plusieurs dirigeants des renseignements : tous constatent que nous avons un vrai souci d’autonomie, que nous sommes incapables de combler à court terme”, reprend Bernard Barbier. Et d’enchaîner, optimiste : “Mais dans quatre ou cinq ans, nous en serons sans doute capables.”

Le risque des “Five Eyes”

Une collaboration accrue avec des services de renseignement européens permettrait de mieux compenser un éventuel défaut américain. L’année dernière, le directeur du MI6 Richard Moore et son homologue français, Nicolas Lerner, ont même donné une conférence de concert à l’ambassade du Royaume-Uni à Paris. “Les Britanniques – avec qui nous collaborons déjà beaucoup – ont d’excellents services, même s’ils restent dépendants des Etats-Unis”, note Bernard Bajolet. Londres bénéficie abondamment des données de Washington grâce au dispositif des Five Eyes, qui consacre le partenariat en matière de renseignement des Etats-Unis et des pays anglo-saxons (Royaume-Uni, Canada, Nouvelle-Zélande, Australie). Un avantage, devenu désormais risqué pour la souveraineté britannique.

L’Allemagne, l’Italie et la Suède sont également dotées de services de renseignement salués par les experts – mais qui restent toujours sans commune mesure avec ceux des Etats-Unis. “La France et l’Europe ont des capacités et des potentialités remarquables sur certaines niches échantillonnaires”, estime François de Lapresle, ancien directeur adjoint de la DRM. Mais la dépendance aux Américains, alliés de longue date, ne peut être supplantée ou compensée en l’état. Pour le faire, il faudra du temps – et beaucoup d’argent. En 2023, le budget consacré au renseignement américain avait atteint les 72 milliards de dollars (66 milliards d’euros). En France, il s’approchait des 500 millions d’euros. 132 fois moins.




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