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“Il est l’homme qui a fabriqué Vladimir Poutine” : pourquoi nous avons interviewé Vladislav Sourkov

C’est l’un des personnages les plus énigmatiques de Russie. Un homme de l’ombre qui a fait du secret une arme. Durant deux décennies, Vladislav Sourkov a murmuré à l’oreille de Vladimir Poutine. Pour lui, il a créé un système politique sur mesure, le “poutinisme”, des préceptes visant à placer le “tsar” au cœur de l’appareil d’Etat – la “verticale du pouvoir”. En 2020, ce conseiller mystérieux, qui a inspiré à Giuliano da Empoli son magistral Mage du Kremlin (Gallimard), a disparu de la scène. Depuis le début de la guerre en Ukraine, il n’a pas donné d’interview.

Pourtant, celui que l’on appelait aussi le “nouveau Raspoutine” a encore des choses à nous apprendre. Ecouter Sourkov, c’est entrer dans la tête de Vladimir Poutine. Comprendre son agenda géopolitique, ses desseins et ses obsessions – comme la destruction de l’Etat ukrainien.

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Voilà pourquoi L’Express est parti sur ses traces, ce qui n’a pas été chose aisée. Vladislav Sourkov a d’abord refusé de nous parler, avant de se raviser. Pourquoi ? “Tout d’abord, parce qu’il savait que vous lui poseriez des questions différentes de celles qu’il reçoit en Russie”, répond Alexeï Tchesnakov, directeur scientifique du Centre de conjoncture politique, à Moscou, l’un de ceux qui ont rendu cet entretien possible. Durant les deux premiers mandats de Vladimir Poutine (2001 à 2008), Tchesnakov travaillait à l’administration présidentielle sous la direction de Sourkov. Il était chargé de la planification politique. Aujourd’hui, il conseille les politiciens russes et collabore régulièrement avec Sourkov. “Je lui ai parlé de L’Express, de son histoire et du fait que des grands écrivains français, tels Jean-Paul Sartre et André Malraux, y avaient écrit dans les années 1950. Cela a contribué à le convaincre. C’est peut-être même l’élément décisif.”

Certains se demanderont sans doute pourquoi L’Express offre cette tribune à l’homme qui a joué, selon plusieurs sources, un rôle clé dans l’annexion de la Crimée et des régions séparatistes. La réponse nous est donnée par l’eurodéputé Raphaël Glucksmann, qui connaît bien le personnage : si les dirigeants occidentaux avaient lu Sourkov, ils auraient compris plus vite que leur politique d’apaisement ne les mènerait nulle part.

Un document pour l’Histoire

Il faut prendre notre long entretien avec Vladislav Sourkov comme un document pour l’Histoire : la confession dérangeante d’un homme qui a irrigué la doctrine russe, et dont les grandes idées restent d’actualité. “Nous nous étendrons dans toutes les directions, aussi loin que Dieu le voudra et que nous en aurons la force”, assène-t-il.

Vladislav Sourkov, le vrai “mage du Kremlin”, en compagnie du président russe Vladimir Poutine en 2011.

Qui est Sourkov ? Comme beaucoup d’hommes-clés du système poutinien, il connaît une ascension éclair, qui débute dans le chaos de l’effondrement de l’Union soviétique, au temps où les fortunes se faisaient et se défaisaient au gré d’une rencontre heureuse… Pour lui, celle-ci a lieu à la fin des années 1980, dans un club de boxe. L’entraîneur le remarque et le recommande comme garde du corps à celui que l’on n’appelle pas encore “oligarque” : Mikhaïl Khodorkovski, fondateur de l’une des premières banques privées d’URSS. Sourkov monte vite en grade, jusqu’à se retrouver en charge des relations publiques de l’entreprise. Mais il se brouille avec Khodorkovski – ce qui lui évitera d’être entraîné, quelques années plus tard, dans sa chute. En 1999, alors que Sourkov travaille à la télévision d’Etat russe, Alexandre Volochine, le directeur de l’administration présidentielle, l’invite à rejoindre le Kremlin comme conseiller.

Quelques mois plus tard, Poutine est élu président. Pour installer le successeur désigné de Boris Eltsine, Sourkov lui crée un parti politique sur mesure, Russie unie, et lui fournit un arsenal idéologique. Car avant tout, Vladislav Sourkov est un inventeur de concepts : la “verticale du pouvoir”, selon laquelle tout l’Etat russe est soumis à son président ; la “démocratie souveraine”, un euphémisme pour désigner un système autoritaire dans lequel la stabilité de l’Etat prime sur la liberté de l’individu ; “l’opposition systémique”, qui consiste à laisser quelques partis mener un semblant d’activisme politique, à condition que la prépondérance du maître du Kremlin ne soit jamais remise en question ; le “monde russe”, sphère d’influence de Moscou aux frontières élastiques ; ou encore le “peuple profond”, avec lequel le chef de l’Etat entretiendrait un lien direct, proche du sacré… Mis bout à bout, ces principes dessinent une idéologie politique, que Sourkov lui-même appelle le “poutinisme”.

Eminence grise, faiseur de roi… Une autre expression, plus moderne, décrit parfaitement Vladislav Sourkov : “technicien politique”, comme on désigne à Moscou ces hommes, qui, depuis le Kremlin, utilisent les leviers du pouvoir, le contrôle des médias ou des méthodes plus musclées pour s’assurer que la vie politique russe tourne rond… autour de Poutine. De fait, sa relation avec le président russe est complexe. Sourkov n’a jamais fait partie de son premier cercle – ceux qui ont accompagné son ascension et se sont partagé le pays et ses richesses. Avant tout, le mage Sourkov se vit comme un serviteur de l’Etat russe, pour lequel il a conçu un système fonctionnel avec, à sa tête, un tsar dont, il en est persuadé, la Russie a besoin.

J’accepte “pour Sartre et pour Malraux”

Son activisme politique ne l’a pas empêché de tomber en disgrâce. En 2013, Sourkov est démis de ses fonctions pour avoir osé contredire publiquement Vladimir Poutine, alors que celui-ci critiquait les échecs du gouvernement dont il faisait partie. Mais il revient vite. Quelques mois plus tard, il est propulsé conseiller spécial du président russe sur les affaires de “l’étranger proche”. Abkhazie, Ossétie du Sud et, surtout, l’Ukraine. Opérations d’influence, soutien au candidat prorusse Viktor Ianoukovitch pendant la révolution de Maïdan, en 2014… La main de Sourkov est partout. Il fait même partie de la délégation russe qui signera les accords de Minsk, dont il dira plus tard qu’il n’avait jamais été question qu’ils soient réellement appliqués.

En 2020, Sourkov quitte le pouvoir une seconde fois… volontairement, assure-t-il, en justifiant son départ par un “changement de contexte”. Il se définit alors comme un “poutiniste hérétique”. Certaines sources évoquent une position sur l’Ukraine considérée à l’époque comme trop dure. Il se serait fait, dit-on, l’avocat de l’annexion des régions séparatistes du Donbass et d’une rupture définitive avec les Occidentaux. Depuis, Vladislav Sourkov a disparu des radars.

Pourquoi nous a-t-il parlé ? Testament politique d’un homme qui dit avoir accompli “99,9 % de ce qu’il devait faire” ? Ou volonté de revenir au premier plan ? Après tout, le chef du Kremlin a fini par suivre ses préceptes sur l’Ukraine… Lorsque nous avons demandé cet entretien, Vladislav Sourkov a eu cette réponse : j’accepte “pour Sartre et pour Malraux”. Il a également posé deux conditions : que les questions “ne soient pas offensantes pour la Russie” (sic) et que nous réalisions l’interview par écrit. Le 19 février, nous lui avons envoyé une dizaine de questions, puis, le 27 février, une seconde salve.

Que nous apprend Sourkov ? D’abord, que les Occidentaux ont, ces deux dernières décennies, fait preuve d’un manque de vigilance et d’un déni coupables. Quelques commentaires, ensuite. D’abord, Vladislav Sourkov reste assez circonspect face au rapprochement spectaculaire de Donald Trump et de Vladimir Poutine. S’il lui semble évident “que, idéologiquement, Trump est plus proche de Poutine que de Macron”, il n’en pense pas moins que le président américain “ne donne pas l’impression d’une personne qui veut se faire des alliés”. Autre enseignement, son enthousiasme modéré à l’égard de la “grande alliance” entre Chine et Russie. Plus que “l’amitié sans limites” entre Xi et Poutine, Sourkov s’intéresse avant tout à la survie de la “grande civilisation nordique” – Etats-Unis, Europe et Russie –, qu’il appelle le Nord global. Tel est, pour lui, le sens de l’Histoire… Reste, enfin, cette rage inextinguible contre l’Ukraine. Sourkov ne voit qu’une issue à cette guerre : le “partage de ce quasi-Etat artificiel en ses fragments naturels”. A savoir un morceau pour la Russie, un autre pour Bruxelles… Un “repas des fauves”, dont l’Ukraine serait le cynique menu.




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