Une situation critique peut être un remarquable accélérateur de prise de décision. Au Bundestag, mardi 18 mars, plus des deux tiers des députés allemands ont approuvé la réforme du frein à l’endettement qui limitait, depuis la fin de la crise financière de 2008, les capacités d’emprunt de l’Allemagne. Le pays va pouvoir désormais dépenser presque sans compter pour se protéger et moderniser une armée plus que vieillissante.
Un tournant majeur pour la première puissance économique européenne, qui, face au péril russe et au désengagement des Etats-Unis vis-à-vis du Vieux Continent, a décidé de prendre son destin en main. Pour L’Express, Monika Schnitzer, présidente du Conseil allemand des experts économiques, analyse les ressorts culturels et les raisons de ce virage politique.
L’Express : Qualifieriez-vous cette réforme d’historique ?
Monika Schnitzer : Je suis généralement prudente avec ce genre d’expressions. Mais je pense qu’elle est historique à plusieurs égards. D’abord, l’ampleur même de la dette potentielle que le gouvernement peut désormais contracter est sans précédent. Même si, rapporté sur une période de 10 ou 12 ans, le montant peut sembler moins impressionnant.
Par ailleurs, depuis plusieurs années, l’opposition politique à la modification du frein à l’endettement était forte – pas de la part des sociaux-démocrates ou des écologistes, mais bien des conservateurs et des libéraux. C’est d’ailleurs pour cette raison que le précédent gouvernement est tombé : il n’a pas réussi à trouver un accord, et l’opposition conservatrice a refusé tout compromis. Or, après une élection où les conservateurs affirmaient encore : “Non, non, nous n’y toucherons pas”, les voir faire volte-face en l’espace d’une journée est assez remarquable. Mais nous vivons une époque historique – avec la guerre en Ukraine et un président américain menaçant d’interrompre son soutien militaire aux partenaires européens – qui appelle des décisions d’ampleur.
Une telle décision était inéluctable ?
En tant que Conseil des experts économiques, nous avions, comme beaucoup d’autres, averti bien avant l’élection qu’une réforme du frein à l’endettement axée sur la stabilité était nécessaire. La situation – croissance quasi nulle, deux années consécutives de récession, infrastructures en ruine, défense inexistante – n’était pas viable. Il fallait agir, trouver plus de fonds. Notre rapport montrait que ce mécanisme était trop restrictif, plus qu’il ne le devait. Il était possible d’augmenter légèrement la dette structurelle tout en maintenant un cadre soutenable. Pour tous les observateurs, une réforme après l’élection était inévitable.
Ce qui a peut-être surpris les conservateurs, malgré nos avertissements de longue date, c’est que le nouveau gouvernement n’avait plus la majorité des deux tiers requise pour modifier le frein à l’endettement, puisqu’il s’agit d’une loi constitutionnelle. Il a donc dû agir très vite. Mais au final, même si le processus a été chaotique, il a réussi à réunir les voix nécessaires. Même le parti écologiste a fini par l’aider à atteindre le seuil des deux tiers.
Comment expliquez-vous la longévité de ce cadre ?
En réalité, il n’a pas duré si longtemps. La loi a été adoptée en 2009, après la crise financière, et est entrée en vigueur en 2011, avec une période de transition jusqu’en 2016. Nous parlons donc en réalité d’une dizaine d’années. Lorsque la conjoncture était bonne, ce texte n’était pas nécessaire et n’a donc pas vraiment constitué une contrainte. Mais lorsque la situation s’est détériorée, il a fallu la changer. Ce qui soulève la question de savoir si elle avait été mise en place de manière appropriée…
Avant le frein à l’endettement, les déficits étaient autorisés, à condition qu’ils servent à l’investissement ou à éviter une crise imminente. Toutefois, il n’y avait aucune définition claire de ces deux termes. Lors de la crise financière, les gens ont réalisé : “Nous n’avons plus de croissance. Nous avons accumulé une énorme dette. Nos gouvernants ne gèrent pas bien nos finances.” Ils ont donc décidé de limiter les possibilités de s’endetter. Mais ce qu’ils n’ont pas vu, c’est que ce n’est pas tant une question de tentation politique de dépenser trop, mais de dépenser pour de mauvaises raisons.
Quelle est la portée symbolique de cette réforme ?
Elle porte un message symbolique fort à plusieurs niveaux. D’abord, elle envoie un signal clair à Trump, à Poutine et à nos partenaires européens. Aux présidents russe et américain, elle montre que nous prenons nos responsabilités et que nous nous engageons à investir dans la défense. Vis-à-vis de l’Union européenne, elle marque notre volonté d’investir dans les infrastructures pour stimuler la croissance économique, ce qui bénéficiera non seulement à notre pays, mais aussi à toute l’Europe.
L’accord entre les trois partis n’a pas été facile à obtenir, surtout avec la rhétorique enflammée de la campagne électorale. En fait, la coalition précédente a échoué précisément parce qu’ils n’ont pas pu trouver de terrain d’entente. Bien que des divergences demeurent, cette réforme montre que, lorsque c’est nécessaire, les forces politiques peuvent faire des compromis et des concessions pour l’intérêt général.
Ce principe a souvent été présenté comme intouchable. Pourquoi était-il si central dans la culture économique et politique du pays ?
L’idée de rigueur fiscale allemande a souvent été présentée comme profondément ancrée dans l’identité nationale, mais elle est probablement plus le produit du discours politique dominant des dix dernières années que d’un trait culturel intrinsèque. Ce discours reposait sur deux idées principales. D’abord, celle que les politiciens ne peuvent pas être dignes de confiance avec l’argent public et risquent de le gaspiller. Ensuite, cette métaphore introduite par Angela Merkel : celle de la ménagère souabe [NDLR : du nom d’une région sud ouest de l’Allemagne]. Les Souabes sont connus pour leur économie et leur discipline financière : ils évitent les dépenses inutiles et ne consomment que ce qu’ils ont préalablement économisé. Bien que cette approche ait du sens pour un foyer, elle n’est pas nécessairement applicable à un gouvernement.
Un État, contrairement à un individu, n’a pas de durée de vie limitée. La dette peut être transmise aux générations futures, tant que le coût de son service reste soutenable. Plus important encore, l’emprunt peut être justifié s’il est utilisé pour des investissements à long terme – comme les infrastructures, l’éducation ou la défense – qui profiteront aux générations futures. Ainsi, bien que la discipline fiscale demeure importante, une adhésion rigide à l’idée d’éviter la dette à tout prix n’est pas toujours la meilleure stratégie économique, surtout en période de crise.
Comment ce changement soudain est-il perçu par l’opinion publique aujourd’hui ?
Les réactions publiques sont quelque peu partagées, mais dans l’ensemble, un sentiment de soulagement prévaut. Beaucoup reconnaissent la nécessité de changer, notamment pour stimuler l’économie. Les entreprises, en particulier, accueillent positivement la décision, la voyant comme une étape nécessaire pour encourager l’investissement et générer de nouveaux contrats et commandes.
Cependant, la décision génère aussi de la frustration, surtout concernant l’incohérence des conservateurs. Avant les élections, ils avaient fermement affirmé qu’ils ne modifieraient pas ce principe, pour ensuite revenir sur cette position après coup. Bien qu’un observateur rationnel ait pu prévoir ce changement, vu le contexte économique, cette volte-face laisse tout de même une partie de l’opinion publique perplexe.
Cela dit, les réactions du marché ont été largement positives, traduisant une certaine confiance dans la réforme. Si la croissance économique suit, l’opinion publique pourrait évoluer en faveur de la décision, et de plus en plus de personnes la reconnaîtront comme étant la bonne.
Quelles sont les répercussions économiques à court et à long terme de cette réforme ?
À court terme, l’impact économique immédiat des investissements sera limité, car les dépenses prennent du temps à se concrétiser. Si l’on regarde les exemples passés, comme le fonds spécial pour la défense en 2022, il était évident qu’avant que l’argent ne soit effectivement dépensé, des processus de planification et d’approvisionnement devaient être mis en place. Il en sera de même ici, ce qui signifie qu’un véritable coup de pouce à la croissance est peu probable cette année. Cependant, à partir de l’année prochaine, à mesure que les investissements commenceront à affluer, notamment dans les infrastructures, leur impact sera plus visible.
Au-delà de l’investissement direct, l’effet le plus crucial à court terme est la réduction de l’incertitude. Lors de notre analyse de la situation économique en novembre, il était clair que l’instabilité politique – due à la lutte interne au gouvernement et à des facteurs mondiaux – freinait les investissements des entreprises. Cette incertitude affectait également la confiance des consommateurs, qui épargnaient davantage par crainte pour leur sécurité de l’emploi et des perspectives économiques. En clarifiant la direction du gouvernement, cette réforme pourrait restaurer la confiance et encourager entreprises et consommateurs à avancer.
À long terme, les effets économiques dépendront largement de la façon dont les fonds seront alloués. Les investissements dans les infrastructures auront un impact positif, stimulant la demande intérieure et améliorant l’efficacité économique. Toutefois, les inquiétudes concernant la hausse de la dette pourraient semer des doutes, rendant le discours politique autour de cette réforme essentiel. Comme les deux grands partis y sont favorables, ainsi que les dirigeants d’entreprises, cette réforme a le potentiel d’être un tournant décisif pour l’économie, si elle est bien gérée.
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