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Les fausses promesses de Naali, grande gagnante de “Qui veut être mon associé”


En ce mois de mars, un sujet préoccupe tout particulièrement Etienne Pot, délégué interministériel à la stratégie nationale pour les troubles du neurodéveloppement : le… safran. Cheveux en bataille et franc-parler, le médecin ne manque jamais une occasion de pester au sujet de cette épice rouge vif devenue très tendance ces derniers temps au rayon compléments alimentaires. A en croire ceux qui la commercialisent, il s’agirait d’une nouvelle fontaine de jouvence, presque une panacée, qui agirait aussi bien contre le stress, le manque de sommeil, les perturbations menstruelles et même contre le trouble du déficit de l’attention (TDAH) – précisément une des affections dont Etienne Pot a la charge au sein de l’exécutif.

Le délégué a notamment dans son viseur les activités d’une entreprise, Naali, née en 2020 et en plein développement ces dernières semaines. Cette start-up lyonnaise est en effet sortie grande gagnante en février de l’émission phare de M6, Qui veut être mon associé : ses fondateurs ont su convaincre un jury d’entrepreneurs d’investir plus de 600 000 euros dans leur aventure commerciale. Depuis, les ventes de la société ont explosé, tout comme l’intérêt autour de “safranothérapie”, l’art de se soigner par le safran (sic) qu’elle entend bien “démocratiser”.

1 million d’euros en un soir

Rien que le soir de son passage sur M6, Naali a engrangé pour 1 million d’euros de chiffre d’affaires supplémentaire, soit autant que l’ensemble de son activité en 2023. Les chaînes de production de l’entreprise n’ont pas pu absorber ce brusque afflux, de l’ordre de 90 000 clients supplémentaires. Résultat, ses gommes “TDAH”, ses crèmes “menstruelles”, ses gélules “ménopause” et ses boissons “digestion” mettront plusieurs semaines à être livrés. “Toutes les commandes seront honorées”, précisait l’entreprise début mars, face à l’inquiétude de ses nouveaux fans.

Ce succès soudain inquiète Etienne Pot, qui se montre particulièrement vigilant sur les risques de dérives thérapeutiques. Un tel phénomène pourrait, selon lui, être le symptôme de l’émergence plus large de toute une série de croyances sur le safran, jusqu’à présent peu utilisé dans l’arsenal des “remèdes de grands-mères” commercialisés comme compléments alimentaires. Le délégué a donc saisi la Mission interministérielle de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes), pour qu’elle accentue sa surveillance sur le sujet.

Etienne Pot s’interroge aussi sur les méthodes commerciales de Naali. L’entreprise, fondée dans le cadre du programme d’incubation “Entrepreneur dans la ville” soutenu par l’ancien président de l’Olympique lyonnais Jean-Michel Aulas, met en avant des clients, des enfants, qui, à la manière de patients, témoignent d’une amélioration de leur état, face caméra : “Avant […] c’était le bazar dans ma tête. J’étais stressé. Maintenant je peux mieux travailler, mieux me concentrer”, indique ainsi l’un d’eux, dans une publicité publiée le 24 février et déjà visionnée plus de 540 000 fois sur Facebook.

“Remplacer la Ritaline”

Une mise en scène problématique, selon Etienne Pot : “On ne vend pas des produits à prétention thérapeutique comme on vendrait des chaussures. Relayer le propos de personnes concernées par le TDAH, qui prêtent des vertus quasi miraculeuses au safran, c’est très problématique, surtout à l’heure où les experts français de ce trouble ont produit des recommandations précises sur sa prise en charge, sous l’égide de la Haute autorité de santé.” De fait, ces contenus sont d’autant plus nocifs qu’ils vont jusqu’à affirmer que le safran “pourrait très bien remplacer” (sic) des médicaments éprouvés comme la Ritaline, un dérivé d’amphétamine, prescrit pour aider à la concentration des personnes qui ont un TDAH, dont la vie peut être particulièrement chaotique.

L’énoncé en question est subtil : dans cette vidéo, Nadir Tayach, le cofondateur de l’entreprise, ne parle jamais de ses produits, mais bien du “safran” en général. Il le sait, il n’est pas possible d’affirmer que ses gélules sont des médicaments, au risque de donner l’impression de vendre une “thérapie illégale”, un produit pharmaceutique dépourvu d’autorisation de mise sur le marché. “Ce n’est pas un traitement et de toute façon, le TDAH n’est pas une maladie, on propose simplement de soulager les soucis quotidiens de ces personnes”, répète-t-il au téléphone, étonné que le délégué interministériel ne soit pas venu lui parler directement de l’imbroglio.

Selon Nadir Tayach, ces procédés commerciaux sont tout à fait en règle. “Tout a été vérifié en amont, avec nos services scientifiques et juridiques”, assure-t-il. Reste que de tels propos instillent inconsciemment l’impression qu’il y aurait un “effet démontré” du safran et que, par association d’idées, il vaudrait mieux acheter les gélules de Naali que les comprimés des laboratoires pharmaceutiques.

Une étude ne suffit pas

Un argumentaire d’autant plus attractif que l’étude citée par Nadir Tayach semble sérieuse au premier abord. “Elle a été menée par l’université de Téhéran et publiée en 2019 dans une revue scientifique correcte, le Journal of Child and Adolescent Psychopharmacology. Elle a été réalisée sur un petit échantillon de personnes, 54 patients seulement, mais elle revendique une méthodologie ambitieuse. Il y a un groupe contrôle, qui ne reçoit qu’un placebo, et les médecins ignorent qui reçoit quoi, ce qui est impératif pour éviter les biais”, commente Hugo Peyre, psychiatre et chercheur au CHU de Montpellier et spécialiste des troubles du neurodéveloppement.

Sauf qu’une étude ne suffit pas pour prétendre démontrer de tels effets. “Pour prouver qu’un produit à visée thérapeutique est efficace et que ses dangers sont maîtrisés, il faudrait passer en revue plus de patients et faire confirmer ces résultats par d’autres essais cliniques. Il n’est pas possible de se baser sur une seule étude pour faire ce type de promesse, et encore moins de présenter l’épice comme une alternative. C’est scandaleux, car derrière, on parle de la santé de patients parfois en grande difficulté, et qui risquent de croire qu’ils peuvent arrêter leur traitement”, poursuit le spécialiste.

L’Express a retrouvé l’auteur principal de l’étude, le Dr Shahin Akhondzadeh. L’homme, inconnu dans la communauté scientifique occidentale, est convaincu que le safran pourrait un jour s’avérer prometteur, si d’autres recherches sont réalisées sur le sujet. Problème, les études sur lesquelles il se fonde ne sont pas “randomisées” : les médecins savent à qui ils donnent le safran ou la Ritaline, ce qui a un impact énorme sur les résultats, et disqualifie, d’office, l’utilisation de ces analyses comme des preuves d’efficacité.

De subtiles allégations

Qui plus est, Shahin Akhondzadeh lui-même s’étonne des affirmations de Naali : “Lorsque le traitement standard est efficace ou ne provoque pas d’effets secondaires, il n’est pas correct de l’arrêter et d’utiliser une alternative”, rappelle-t-il. En réalité, d’après une revue de littérature systématique publiée en 2023 dans la revue Journal of Attention Disorders, soit un des plus hauts niveaux de preuve que l’on puisse trouver dans les publications scientifiques, aucune autre étude n’a jamais confirmé l’intérêt du safran contre le TDAH. Les scientifiques s’accordent donc à dire qu’il y a peut-être là une piste de recherche, mais aucunement une solution thérapeutique.

Par ailleurs, si Naali détenait vraiment un produit qui modifie la cognition, l’humeur et la concentration comme la Ritaline, elle ne pourrait pas le vendre. Ses gommes à mâcher devraient au préalable obtenir le feu vert des autorités sanitaires, un processus qui demanderait des tests bien plus poussés, sur des milliers voire des dizaines de milliers de patients. Ses gommes obéiraient alors aux règles très strictes du marché du médicament, qui par ailleurs limite la publicité sur Internet et l’utilisation de témoignages de patients. L’Agence nationale de sécurité du médicament a été saisie par Etienne Pot, pour tirer cette affaire au clair.

Jean-Michel Aulas, présent dans l’émission Qui veut être mon associé, et financièrement engagé dans l’aventure Naali à hauteur de plusieurs centaines de milliers d’euros, avoue ignorer les règles en matière de prétentions thérapeutiques. “Ce qui m’a plu, c’est l’aventure entrepreneuriale de Nadir Tayach et de son associé, Abderhaman Nour Ebad. C’est un duo qui vient des quartiers défavorisés de Lyon, et qui arrive à mettre au point une entreprise exceptionnelle sur le plan commercial, avec un vrai aspect social”, défend cet entrepreneur aguerri en citant la politique de recrutement de Naali, focalisée sur des personnes éloignées de l’emploi ou en situation de handicap.

L’ONU, et l’international

Un engagement qui a valu aux deux entrepreneurs rhodaniens de se faire inviter dans les prestigieux locaux de l’Organisation des Nations unies, à Genève, le mardi 18 mars. Naali est conviée au Palais des nations par l’association Prudence league à venir défendre la place des entreprises pour bâtir un futur séduisant. Une série de plaidoyers appelée Campus 2045, en présence d’associations, de chercheurs et d’étudiants. “Si on n’avait pas un impact positif, on n’aurait pas été invité, non ?” argue Nadir Tayach. Pour lui, la polémique autour de ces allégations n’est qu’un malentendu, un quiproquo. Le businessman se rêve en “leader” de la safranothérapie, un concept qu’il avoue… être de son cru. Il vend désormais son “or rouge surpuissant” pour “aider” contre toutes sortes d’autres problématiques, comme les effets de l’âge, de la dépression ou de la ménopause.

Depuis un an, Nadir Tayach organise des rencontres mensuelles au sein de son entreprise. Ses clients sont invités à échanger, à “créer du lien”, avec un “praticien de santé”. Il y voit une solution contre la solitude et les problèmes de santé mentale, mais aussi l’occasion d’informer sur les sujets sanitaires. Le premier invité ? Un sophrologue “spécialisé dans l’endométriose”. Une profession non reconnue par le corps médical.

Alléchés par des marges impressionnantes – plus de 70 % – et l’assiduité des clients – 34 % d’entre eux sont considérés comme réguliers –, de nombreux partenaires se pressent désormais aux portes de l’entreprise, persuadée qu’elle a un grand avenir, au-delà de la France. “On nous sollicite en Allemagne, au Royaume-Uni et même aux Etats-Unis, pour distribuer nos produits”, se félicite-t-il. Aucun de ces nouveaux investisseurs n’a cherché à vérifier si les bénéfices allégués du safran pour la santé étaient bien réels, assure l’entrepreneur. Seules les promesses comptent.




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