Imaginez la scène. A l’extrême nord de l’Europe, au bord d’un fjord, 50 personnes, hommes et femmes, suent dans un immense sauna (huit mètres sur quatre) en assistant à la performance artistique du Chœur des chanteurs hurlants – Mieskuoro Huutajat, en finnois. Composée d’artistes aux physiques de brutes malgré leur élégant smoking noir, cette chorale masculine ne chante pas ; elle crie, elle hurle, elle s’égosille. Et grimace de manière épouvantable. Par 90 °C, on assiste à une sorte de haka – l’impressionnante danse rituelle pratiquée par les Maoris –, mais version viking. Les spectateurs, épaule contre épaule et serviette nouée à la taille, écoutent, sidérés, ce concert inouï qui dure quarante minutes.
Au bout d’un certain temps, les hurlements des dix chanteurs – pardon : des dix hurleurs – s’estompent. L’un après l’autre, chacun dans son coin, ils se mettent à pleurer doucement, en ravalant des sanglots. “Le message sous-jacent tient évidemment dans la déconstruction du mythe du Viking viril, téméraire et insensible aux sentiments”, explique Astrid Fadnes, directrice artistique de Barents Spektakel, un festival “arty” organisé chaque hiver à Kirkenes qui, cette année, a programmé les chanteurs hurlants. A la fin du spectacle, les artistes et le public se jettent ensemble dans la mer de Barents. Par Thor et par Odin, elle est glaciale !
Etre “déconstruit” et sangloter. Depuis que la guerre a commencé en Ukraine, c’est aussi l’état d’esprit des 10 000 habitants de Kirkenes (Norvège), à 400 kilomètres au nord du cercle arctique et à cinq minutes en voiture de la frontière russe. A la périphérie de l’Europe, cette cité portuaire est en effet l’une des villes occidentales les plus affectées par le conflit russo-ukrainien, notamment parce que depuis la fin de la guerre froide elle avait misé sur l’amitié et le bon voisinage. Or, en 2022, le rideau de fer est à nouveau tombé sur le petit poste-frontière qui la sépare de la Russie.
La Norvège s’est longtemps trouvée dans une position unique. De 1949 jusqu’à l’adhésion de la Pologne, en 1999, le royaume a été l’unique pays de l’Otan à partager une frontière – de 195 kilomètres – avec l’URSS, puis la Russie. Kirkenes et sa région étaient alors le point de contact entre les deux voisins. Lorsque, en 1991, l’Union soviétique a cessé d’exister, les autochtones se sont engagés dans une politique de main tendue volontariste, encouragés par le gouvernement qui y a mis les gros moyens grâce à la manne pétrolière dont dispose ce pays de 5,6 millions d’âmes. Tout le monde avait soif de connaître le grand voisin slave, si proche et pourtant si éloigné par son histoire, sa langue, sa religion.
Depuis 1991, Norvégiens et Russes ont créé des liens
Dès lors, des couples mixtes se forment, des bébés binationaux naissent, les échanges avec la région et la ville de Mourmansk se multiplient. On compte ainsi aujourd’hui 400 détenteurs d’un passeport russe et un millier de locuteurs dans la langue de Tolstoï, soit un habitant sur dix à Kirkenes et alentour. Avec les établissements scolaires de Mourmansk, où vivent 300 000 personnes, les échanges scolaires se développent d’autant plus facilement que la cité russe n’est soudain qu’à deux heures de route. Les habitants du cru prennent alors l’habitude de faire leur plein d’essence – moins chère – de l’autre côté de la frontière, dans la petite localité russe de Nikel, tandis que les Mourmanskais, eux, font leurs emplettes dans les nombreux magasins, côté norvégien.

Certains habitants, comme l’idéaliste Rune Rafaelsen, consacrent leur vie à tisser des liens avec l’ours russe. Professeur, puis directeur d’école, il multiplie les échanges avec les établissements de Mourmansk. Avec la foi d’un missionnaire, il lance aussi un événement consacré à l’environnement autour d’un rassemblement de montgolfières, le festival Arctic Sky Balloon Fiesta – Save the Earth. Elu maire en 2015, le social-démocrate poursuit sa croisade pour l’amitié entre les peuples, en espérant que l’annexion de la Crimée, l’année précédente, trouvera une solution diplomatique favorable à l’Ukraine.
“En tant qu’élu, mon principal objectif était de renforcer la coopération à tous les niveaux et de consolider les liens entre les citoyens des deux côtés”, raconte l’ancien édile. Décoré, à la fin de son mandat, de l’Ordre de l’Amitié en 2020 (une distinction créée par Poutine), le sexagénaire à barbichette retourne sa médaille à l’ambassadeur de Russie dès les premiers jours de l’invasion russe en février 2022. “Je suis disposé à travailler avec les citoyens russes comme je l’ai toujours fait. Mais je ne peux pas porter une décoration décernée par Poutine, un dirigeant qui viole tous les principes de la coopération et de l’amitié”, ajoute, amer, celui qui fut aussi secrétaire général du Conseil euro-arctique de la mer de Barents.

Créée en 1993, cette instance, dont le siège se trouve dans un petit immeuble de Kirkenes, réunit la Russie, la Norvège, la Suède et la Finlande. “Ce fut la toute première organisation de coopération multilatérale au nord du cercle polaire que Moscou a accepté de rejoindre, se souvient fièrement l’ex-maire. Son inauguration fut un grand moment, en présence d’Andreï Kozyrev, le ministre des Affaires étrangères de Boris Eltsine.” Une autre organisation comparable, mais plus importante, sera créée trois ans plus tard, le Conseil de l’Arctique, avec un siège à Tromsø, également en Norvège. Ce conseil réunit quatre pays supplémentaires (Canada, Etats-Unis, Islande, Danemark) ainsi que 13 pays observateurs, dont la France, et couvre l’ensemble de la région polaire.
“Dans les années 1990, tout le monde s’est imaginé que l’avenir serait fait de paix et d’amour éternel, raconte, dépité, Thomas Nilsen, rédacteur en chef du Barents Observer, dont les locaux sont ornés d’une photo de l’ex-président Mikhaïl Gorbatchev et d’une autre de Boris Nemtsov, l’opposant assassiné voilà dix ans sous les fenêtres du Kremlin. Le lancement de notre journal en ligne s’inscrivait dans cet état d’esprit.” Média bilingue, en anglais et en russe, The Barents Observer traite uniquement de l’actualité des régions situées au nord du cercle arctique, où résident 4 millions de personnes réparties dans sept pays. Le mois dernier, ce site Web a été déclaré “indésirable” par le Kremlin. Plus question pour les six journalistes de la rédaction (la moitié sont russes) de se rendre à Mourmansk ou même de contacter leurs interlocuteurs habituels de l’autre côté de la frontière. “Nous mettrions ces derniers en danger, explique le journaliste. Nous parler constitue désormais un crime… Nous nous contentons de téléphoner à des représentants officiels russes, mais ils nous raccrochent au nez dès que nous nous identifions. Les ponts sont coupés.”

C’est peu dire que la guerre en Ukraine a ébranlé le microcosme biculturel de Kirkenes, dont les écoles comptent quantité d’écoliers d’origine russe. “Intervenu au beau milieu de notre festival annuel, le déclenchement de l’invasion – le 24 février 2022 – a immédiatement fait monter la tension dans la ville”, se souvient Astrid Fadnes, directrice artistique du Barents Spektakel. “C’était à qui se déclarerait le plus antirusse”, poursuit-elle. Au conseil municipal, les esprits s’échauffent. Ecœurés par Vladimir Poutine, certains veulent mettre par terre les trente-cinq années de travail transfrontalier. Ainsi, toute la ville débat de l’opportunité de supprimer la signalétique bilingue des rues. Finalement, les plaques de rues en cyrillique seront conservées. “Une fois la tension initiale retombée, nous avons appris à formuler les choses en nuance. Nous pouvons nous opposer à Poutine sans rejeter tout ce qui est russe”, ajoute la trentenaire.
Le port du “King crab” traverse une crise existentielle
Selon l’ancien maire Rune Rafaelsen, 90 % des Russes de Kirkenes sont hostiles à Poutine et opposés à la guerre. “Mais un voisin m’a affirmé sans vergogne que s’il avait eu 20 ans, il serait parti combattre ‘les nazis ukrainiens’ sur le front ! Je lui ai lancé : ‘Mais pourquoi ne retournes-tu pas dans ton paradis, de l’autre côté ?’ Nous ne nous sommes plus adressé la parole depuis trois ans…”
Evidemment, la fin des échanges transfrontaliers fait souffrir le commerce local. Plusieurs petits magasins et restaurants ont mis la clef sous la porte. Les deux hôtels de la ville, eux, s’en sortent grâce aux touristes européens qui débarquent par le célèbre express côtier Hurtigruten, dont le port de Kirkenes est le terminus. Toutefois, l’activité portuaire reste moribonde. Elle reposait à 80 % sur la présence de navires russes spécialisés dans la pêche au crabe royal. Ils ne sont plus là. Sans être une ville fantôme, Kirkenes est donc une ville en crise – économique et existentielle. Du passé récent subsiste cependant la coopération scientifique bilatérale dont l’objet consiste à gérer les stocks de poissons en mer de Barents. “Tous les échanges se déroulent en visioconférence ; la gestion des stocks halieutiques se passe en bonne intelligence”, assure-t-on côté norvégien.

Autre vestige du passé : le consulat russe, ouvert du temps où l’optimiste était encore de mise. Il héberge toujours trois diplomates et une dizaine d’employés, lesquels sortent peu en ville mais demeurent enfermés dans leur représentation diplomatique. “A part picoler de la vodka, ‘troller’ sur les réseaux sociaux et fleurir les monuments aux morts russes, je ne vois pas à quoi ils servent”, grince Thomas Nilsen, du Barents Observer. Une quinzaine de monuments à la gloire de l’Armée rouge, dans et autour de Kirkenes, témoignent en effet d’une histoire méconnue. Occupée par les nazis qui convoitaient les mines de fer, la région fut libérée par les Soviétiques en 1944, mais au prix de 320 raids aériens menés par l’aviation bolchévique, ce qui fait de Kirkenes et de ses environs l’un des lieux les plus bombardés pendant la Seconde Guerre mondiale. Sorte de “Dresde polaire”, la ville martyre a finalement été libérée en octobre 1944 par l’armée de Staline.
La plupart des sous-marins russes sont dans la région
Quatre-vingts ans plus tard, la région demeure hautement stratégique. En cas de conflit nucléaire entre la Russie et les Etats-Unis, c’est en effet ici au-dessus de l’Arctique que commencera le feu d’artifice. Il ne faut jamais oublier que deux tiers des sous-marins nucléaires lanceurs d’engins russes sont stationnés dans les anfractuosités de la péninsule de Kola, autour de Mourmansk. Il s’agit des submersibles équipés de missiles intercontinentaux capables de rayer des pays de la carte. “Défendre ce bastion et conserver un accès direct aux océans Atlantique et Arctique est vital pour les Russes”, explique, à Stockholm, l’expert suédois Niklas Granholm du think-tank Totalfösvarets forskningsinstitut, ou FOI. “Ils préféreraient manger de l’herbe plutôt qu’abandonner la région de Kola”, ajoute-t-il.

Un soldat norvégien observe la frontière russe depuis un mirador dans les environs de Kirkenes
Photo: Annika Byrde / NTB (Photo by Annika Byrde / NTB / NTB via AFP)
De leur côté, les Norvégiens ne se laissent pas intimider. Au contraire, ils renforcent progressivement leur présence militaire le long des 195 kilomètres de frontière commune avec la Russie. Derrière la ligne de démarcation, à l’inverse, les garnisons sont vidées depuis que, voilà déjà trois ans, les soldats russes ont rejoint le front ukrainien au début de la guerre. Cependant, le Kremlin projette de renforcer sa présence à l’avenir. Dans le cadre du plan de restructuration militaire lancé l’année dernière, la région militaire de Leningrad (Poutine a conservé l’appellation soviétique) retrouvera, à terme, son statut le long de la Finlande et la Norvège. Quoi qu’il en soit, les Norvégiens se sentent renforcés par l’adhésion récente à l’Otan de la Finlande et de la Suède, venues faire bloc en Europe du Nord et autour de la mer Baltique.
Quatre fois plus rapide qu’ailleurs dans le monde, le réchauffement climatique en Arctique est un autre paramètre de l’équation. A Kirkenes, les hivers sont plus courts et moins froids qu’autrefois. “Lorsque j’étais gamin, il faisait moins 20 ou moins 30 degrés pendant des mois ; maintenant, c’est plutôt moins cinq et, parfois, le thermomètre franchi la barre du zéro”, raconte l’ex-maire Rune Rafaelsen. Visible partout à l’oeil nu dans les contrées arctiques (par exemple, les arbustes sont plus grands et poussent plus haut dans les montagnes), la fonte des glaces permettra un jour la navigation le long des côtes russes pendant les douze mois de l’année. Il sera possible de relier les océans Atlantique et Pacifique sans passer par le canal de Suez ou le canal de Panama.
Avec sa considérable flotte de brise-glaces, la Russie se prépare aussi à accéder aux minerais rares jusque-là inaccessibles. Si l’on ajoute à ce tableau l’intérêt de Donald Trump pour le Groenland voisin et, même, pour l’ensemble de la région, l’on comprend pourquoi les autochtones ont le sentiment d’être au cœur de l’actualité. “Nous sommes peut-être à la périphérie de l’Europe, reconnaît la directrice artistique Astrid Fadnes, mais Kirkenes sera toujours, aussi, au centre du monde.”
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