A l’automne 2011, Vladislav Sourkov (ou, selon la graphie choisie, Surkov) était un inconnu en France – et même, dans une large mesure, dans son propre pays. Une décennie avant que ne paraisse chez Gallimard le magistral “Mage du Kremlin”, best-seller de Giuliani da Empoli consacré à ce conseiller de l’ombre, L’Express fut le premier journal français à faire le portrait à ce “Raspoutine de Poutine” qui, déjà, tirait les ficelles au Kremlin.
Quelques jours après notre interview exclusive du “vrai” mage du Kremlin, nous publions à nouveau cet article qui levait une partie du voile sur le petit théâtre de la vie politique russe d’alors. C’était un autre monde : Barack Obama et Nicolas Sarkozy étaient au pouvoir à Washington et Paris. L’oligarque Mikhaïl Khodorkovski croupissait en prison depuis neuf ans. La Crimée n’avait pas encore été annexée par Moscou. Et la guerre en Europe semblait inimaginable à tous sauf, peut-être, à “Slava” Sourkov lui-même, le premier Machiavel du XXIe siècle qui préparait alors le grand retour de Vladimir Poutine, temporairement devenu Premier ministre trois ans auparavant.
Surkov, le Raspoutine de Poutine
Certains le surnomment le “Machiavel russe”, le “marionnettiste du Kremlin” ou encore le “Raspoutine de Poutine”. Mais tous s’accordent à dire que Vladislav Surkov est le conseiller le plus influent de la vie politique russe. A 47 ans, cet amateur de jazz, de rap et de peinture surréaliste serait même l’idéologue en chef du pouvoir : “Brillant, cynique et manipulateur, il s’est, au fil des ans, rendu indispensable au système, estime Macha Lipman, analyste avisée du Centre Carnegie. Si Poutine est si solidement ancré au pouvoir depuis onze ans, c’est en grande partie grâce à l’intelligence et à l’absence de scrupules de ‘Slava’ qu’il le doit.”
A lui, maintenant, de veiller à ce que l’apparent revers de Russie unie aux législatives du 4 décembre ne soit qu’un accident de parcours. Le parti de Poutine a, certes, reculé dans les urnes, mais il conserve la majorité au Parlement. Surtout, la Douma n’est qu’une chambre d’enregistrement des décisions prises au Kremlin… Seule compte désormais l’élection présidentielle, le 4 mars 2012, et le discret Slava entend veiller au bon déroulé d’un scénario déjà écrit : Vladimir Poutine réintégrera son fauteuil présidentiel, qu’il a dû délaisser en 2008, car la Constitution lui interdit d’exercer trois mandats consécutifs.
“Démocratie dirigée”
Surkov est d’abord un théoricien. On lui doit le concept de “démocratie dirigée”, un euphémisme pour désigner le système autocratique actuel. “Notre démocratie tient du décor de théâtre, admet Boris Nadejdine, l’un des leaders de Juste Cause, un parti libéral “à l’européenne”, non représenté à la Douma. Incontestablement, le pluralisme russe est factice dans la mesure où les sept formations politiques autorisées sont toutes, à des degrés divers, téléguidées par le Kremlin. Leurs leaders doivent régulièrement rendre des comptes à M. Surkov.”
Imiter la démocratie requiert une certaine finesse: “Vladislav Surkov détermine l’intensité de l’opposition du Parti communiste au pouvoir actuel, en concertation avec son dirigeant, Guennadi Ziouganov, explique Alexeï Kondaourov, ancien général du KGB devenu opposant du régime. En pratique, Ziouganov modère ses critiques et n’organise pas de manifestations de rue. En compensation, le financement de son parti n’est pas entravé…” Le même échange de bons procédés vaut pour le leader nationaliste Vladimir Jirinovski, dont l’activisme est inversement proportionnel à l’accroissement de son patrimoine.
Ceux qui refusent ce donnant-donnant sont marginalisés, comme Boris Nemtsov, ancien vice-Premier ministre de Boris Eltsine et actuel codirigeant de la coalition l’Autre Russie et du Parti de la liberté populaire. Soumise aux ordres du Kremlin, la commission électorale refuse en effet d’enregistrer les partis “gêneurs”: dénués d’existence légale, ceux-ci ne peuvent participer aux élections. Du pur Kafka… Ce n’est pas tout. “Le Kremlin contrôle toutes les chaînes de télévision où les opposants comme Garry Kasparov [ex-champion d’échecs], Mikhaïl Kassianov [Premier ministre de 2000 à 2004], Edouard Limonov [romancier] et moi-même sommes écartés de l’antenne”, dénonce Nemtsov. Autre subtilité de la “démocratie dirigée” : depuis 2005, les gouverneurs des régions sont nommés par le pouvoir central au lieu d’être élus.
“Un marionnettiste qui privatise le système politique”
Démiurge, le tout-puissant Slava possède même la faculté de créer de toutes pièces des mouvements politiques, puis de les détruire. Fondé peu avant les législatives de 2003, afin de canaliser le mécontentement des personnes âgées, le Parti des retraités est ainsi sabordé peu après.
Autre exemple : au printemps dernier, le Kremlin réactive Juste Cause, une formation moribonde d’obédience libérale, afin de satisfaire l’élite entrepreneuriale pro-occidentale, désireuse d’être représentée à la Douma. L’oligarque Mikhaïl Prokhorov est alors appelé pour en prendre la direction. Problème: le milliardaire ne rend aucun compte de son action à Surkov, critique le pouvoir et coopte des personnalités ouvertement hostiles à Poutine! Cinq mois plus tard, en septembre dernier, un putsch interne, comme par enchantement, renverse Prokhorov. Lequel, furibard, s’emporte devant les caméras de télévision : “Il y a un marionnettiste dans ce pays qui privatise le système politique et trompe nos dirigeants. Son nom est Vladislav Yurevitch Surkov !” Lundi dernier, Prokhorov a fait un pas supplémentaire en annonçant sa candidature à la présidentielle du 4 mars.
“Pour lui, la seule liberté est artistique”
Pas de quoi effrayer Surkov, pour lequel les vraies démocraties n’existent pas. “A ses yeux, l’important est d’influencer les gens et de leur donner l’illusion de la liberté, estime Richard Sakwa, professeur à l’université de Kent (Royaume-Uni). Pour lui, la seule liberté est artistique.” D’où, sans doute, son goût affiché pour Allen Ginsberg, le poète de la Beat generation, le rock gothique -il a écrit des chansons pour le groupe russe Agata Kristi- ou encore le rappeur Tupac Shakur, dont un portrait orne son bureau à côté d’une photo d’Einstein et une autre de Che Guevara. Soucieux de se présenter comme un ami des arts, Slava a collaboré à la revue Art Khronika, où il a récemment consacré un long article à Joan Miró.
Son grand oeuvre, cependant, reste Proche de zéro, un roman publié sous pseudonyme et qui décrit, avec un cynisme inouï, les moeurs corrompues de la classe politique russe. “Au début, personne n’avait remarqué ce bouquin publié sous un faux nom, explique l’analyste Stanislav Belkovski, un familier du microcosme moscovite qui tient Slava en piètre estime. Alors, l’auteur a mobilisé ses réseaux et débloqué de colossales sommes d’argent afin que l’on crie au chef-d’oeuvre!” Ce qui fut fait. Le roman a même été adapté par un metteur en scène de théâtre qui, par la suite, fut récompensé. “A la première, Surkov, d’ordinaire peu expansif, était boursouflé d’orgueil”, témoigne la journaliste Zoïa Svetova, auteur d’une enquête fouillée, parue en mars 2011 dans le magazine New Times sous le titre “Qui est M. Surkov ?”.
Bonne question ! Car Slava ne ressemble à personne. Ni ancien du KGB ni originaire de Saint-Pétersbourg, comme la plupart des membres du “clan Poutine”, il est surtout à moitié tchétchène (par son père, qu’il n’a pratiquement pas connu). Longtemps tenu secret, cet élément de sa biographie n’a été révélé qu’en 2005, quand l’intéressé a décidé de couper court aux insistantes rumeurs sur ses ambitions politiques. La question fut aussitôt réglée, car un tel “handicap” interdit d’espérer jouer un rôle public de premier plan.
L’ascension du futur homme de l’ombre du Kremlin
Autre curiosité : Surkov a démarré sa carrière dans le sillage de Mikhaïl Khodorkovski, ex-oligarque honni par Poutine, qui croupit en prison depuis bientôt neuf ans. En 1991, Slava dirigeait en effet les relations publiques et la publicité de la banque Menatep, propriété de Khodorkovski.
A l’époque, ce créatif imagine la première campagne de publicité jamais organisée par une banque russe. Le logo de Menatep fleurit sur les bus, les tramways, les murs de la ville. Du jamais-vu. “Khodorkovski et Surkov s’appréciaient, assure Gleb Pavloski, ex-conseiller du Kremlin jusqu’à sa récente éviction, en raison de critiques à l’égard de Poutine. Après l’arrestation de l’oligarque, Surkov est intervenu afin que la scolarité des enfants de Khodorkovski ne soit pas entravée.”
A la fin des années 1990, Surkov devient directeur des relations publiques de la banque Alfa et de la chaîne de télévision ORT, avant d’être nommé, en 1999, chef adjoint du cabinet de la présidence de la Fédération de Russie. Modeste en comparaison de son rôle réel, ce titre est toujours le sien aujourd’hui.
Pour Surkov, Poutine est envoyé en Russie par Dieu
Au service du prince – Poutine, puis Medvedev, puis à nouveau Poutine -, il excelle dans son rôle. En juillet dernier, assis à côté de celui qui est encore Premier ministre, il a sobrement déclaré à la télévision tchétchène : “Je suis sincèrement convaincu que Poutine a été envoyé en Russie par Dieu, afin de l’aider dans un moment difficile, pour notre plus grand bien.”
Dans le but de complaire au patron, Slava n’est jamais à court d’idées. “Un jour, contre toute logique, cet expert en manipulation a ordonné à notre groupe parlementaire de voter en faveur de la construction d’un pipeline qui longerait le lac Baïkal, se souvient Anatoli Iermoline, un ex-député pro-Poutine devenu journaliste. Les parlementaires l’ont supplié, presque à genoux, de renoncer à cette folie susceptible de provoquer des remous dans la région d’Irkoutsk. Mais il ne voulait rien entendre.” Finalement, après plusieurs semaines de controverse, Poutine annonce, au soulagement général, que le tracé de l’oléoduc passera à 40 kilomètres des rives du célèbre lac, derrière des montagnes. “Nous avons alors compris que Surkov avait manigancé ce scénario tordu, afin de doper la popularité de Poutine.”
A ce jour, l’invention la plus remarquable du “Raspoutine de Poutine” reste le mouvement Nachi (les Nôtres), en 2005. A l’époque, le Kremlin redoute de voir le scénario de la “révolution orange” se répéter à Moscou. Quelques mois auparavant, en 2004, des manifestations de rue ont propulsé l’opposition ukrainienne au pouvoir à Kiev. Surkov crée alors un mouvement de jeunesse pro-Poutine, ultranationaliste, fort de plusieurs dizaines de milliers sympathisants et d’un noyau dur de hooligans. Doté de moyens financiers confortables, ce groupe a pour mission d’intimider l’opposition, d’occuper la rue s’il le faut et d’empêcher la naissance de toute protestation populaire. Autant de qualités qui pourraient le rendre utile, à nouveau, dans les mois qui précèdent le scrutin du 4 mars.
Source