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Face la menace russe, comment l’armée française prépare la guerre de demain

Un ennemi baptisé Mercure, possédant toutes les caractéristiques de l’armée russe, a pris position dans le quart nord-est de la France. Résolu à renforcer les brigades qui se battent contre les soldats français et leurs alliés de l’Otan, il s’apprête à envoyer de nouvelles troupes blindées. Dans un grand bâtiment aux murs défraîchis, des dizaines de militaires français en treillis, les yeux rivés sur leurs écrans, cherchent à les empêcher d’atteindre le front. Pour cela, ils doivent neutraliser la défense antiaérienne adverse, en particulier ses batteries de missiles sol-air Buk de conception soviétique, avant d’utiliser tous les moyens disponibles pour détruire ces renforts.

Cette mission est l’un des scénarios joués sur simulateur, intitulé Diodore 25, par une nouvelle entité de l’armée de terre, le Commandement des actions dans la profondeur et du renseignement (CAPR). Le “PC” de l’exercice est installé dans le camp de Suippes (Marne), que L’Express a visité le 17 mars. Spectaculaire, il voit s’affronter 60 000 militaires dans chaque camp. Le premier est dirigé par le “Corps de réaction rapide-France” (CRR-Fr), l’entité capable de commander une force terrestre pouvant atteindre 120 000 soldats (et qui donne ses missions au CAPR).

Le camp adverse est dirigé par un état-major “rouge”, ennemi, joué par un général français et son équipe. “L’exercice se déroule essentiellement sur simulateur les deux premières semaines, explique le général Vincent Tassel, à la tête de la brigade de renseignement. Pour les deux suivantes, les scénarios se jouent en réel avec 1 500 militaires effectuant des manœuvres clefs. Tout cela va nous permettre de tirer des enseignements.” L’objectif est de se préparer aux guerres de demain et d’acquérir les bons réflexes, pour le jour où les forces terrestres françaises participeront à une campagne de grande ampleur.

L’hypothèse d’un engagement majeur face à un ennemi fort redevient possible pour nous, il faut donc qu’on remonte en gamme”

Le général Pierre Schill, chef d’état-major de l’armée de terre

Frapper fort et loin

Depuis l’invasion russe de février 2022 en Ukraine, l’armée de terre se réforme en mettant l’accent sur la défense du continent. Auparavant, elle était structurée pour mener, en priorité, des opérations militaires contre des adversaires moins bien armés, comme c’était le cas jusqu’à récemment au Sahel contre les groupes djihadistes. Elle se réorganise, à présent, pour faire face à un adversaire à parité de moyens, comme la Russie, pour ce que les militaires appellent un conflit de “haute intensité”. Soit des affrontements dévastateurs, meurtriers et longs, à l’image de ceux des deux guerres mondiales du XXe siècle.

“L’hypothèse d’un engagement majeur face à un ennemi fort redevient possible pour nous, il faut donc qu’on remonte en gamme, souligne le général Pierre Schill, chef d’état-major de l’armée de terre et maître d’œuvre de la grande réforme en cours. L’une des caractéristiques de ces combats de grandes masses d’hommes et de matériels, dorénavant, c’est que la géographie du champ de bataille ne s’arrête plus au front et qu’il faut être capable, pour les forces terrestres, d’agir à l’arrière, dans la profondeur du territoire contrôlé par l’adversaire.”

Un soldat du 2e Régiment de hussards s’entraîne dans les Vosges, le 5 juin 2016. Le “2e RH” est l’une des composantes du CAPR.

Il s’agit bien d’une nouveauté. Jusqu’à récemment, cette mission était assumée, en priorité, par l’armée de l’air et ses Rafale. Les “terriens” ne se voyaient pas frapper au-delà des 50 kilomètres (ou alors via des actions commandos aussi rares que périlleuses). C’est à présent la mission du CAPR, créé officiellement en septembre et installé à Strasbourg. Il commande trois brigades spécialisées : l’une dans “l’aérocombat” (les hélicoptères), l’autre dans l’artillerie (plus précisément la défense sol-air de courte portée et les roquettes), et la dernière dans le renseignement et la guerre électronique. Ensemble, elles doivent coordonner une intervention jusqu’à 500 kilomètres au-delà de la ligne de front, là où stationnent les postes de commandement, l’artillerie, la logistique et les réserves de l’ennemi.

Une longue liste d’armements à acquérir

“Le CAPR a développé des idées que nous testons avec Diodore, pour agir dans une zone par principe inaccessible et dans laquelle il faut pourtant qu’on agisse”, indique son commandant, le général Guillaume Danès. Parmi celles-ci, il y a en premier lieu le partage des rôles au sein de la toute nouvelle “Task Force Deep” (“force opérationnelle profondeur”, en français), dans laquelle sont fusionnés les capacités des brigades du CAPR et les avions de combat. “Il s’agit de voir ce que l’armée de l’air peut réaliser, par exemple pour détruire des défenses anti-aériennes ou défendre le ciel, dans cet exercice, au profit de l’action terrestre”, précise l’officier aviateur détaché.

Se pose également la question des moyens terrestres à acquérir. Dans le test Diodore, le CAPR dispose des capacités américaines (sur le papier, une division de l’US Army participe). Cela permet de disposer d’armements qui manquent à la France, tels des avions brouilleurs, des missiles Sead antiradar (indispensables contre certaines défenses sol-air, la France en développe, mais n’en disposera pas avant la prochaine décennie) et des lance-roquettes Himars, capables de frapper jusqu’à 300 kilomètres.

Les fusées du modèle français, le LRU (lance-roquettes unitaire), n’ont que 80 kilomètres de portée. Et il en reste moins d’une dizaine, en fin de vie. “Ils ne tiendront pas jusqu’en 2030, nous avons donc un double défi, il nous faut plus de moyens et plus de portée”, confirme un officier de la brigade d’artillerie. Le ministère des Armées n’a pas tranché la question, mais envisage d’acquérir 26 batteries. Il peut commander sur étagère des Himars américains, des K239 Chunmoo sud-coréens (acquis par la Pologne), des Puls israéliens (vendus au Danemark), ou développer un système souverain, mais pour un coût bien plus élevé.

Un autre projet, réunissant la France, l’Allemagne, l’Italie, la Pologne, le Royaume-Uni et la Suède, baptisé Elsa (European Long-Range Strike Approach) vise à développer des capacités à 1 000 kilomètres. Des industriels français sont déjà sur les rangs. MBDA prévoit de monter sur châssis son missile de croisière naval MdCN. Soit exactement ce que les Ukrainiens viennent de réaliser avec leur “Neptune”. De son côté, ArianeGroup planche sur un missile balistique terrestre. De quoi réaliser des attaques combinées, avec des drones suicides longue portée – à développer – comme ceux utilisés par Kiev pour frapper jusqu’à 2000 kilomètres à l’intérieur de la Russie. “Il y a de nombreuses solutions techniques à creuser, avec un rapport coût efficacité intéressant”, pointe l’officier artilleur. Autant de nouveaux armements qui nécessiteront de prochains exercices grandeur nature.




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