Depuis son arrivée au pouvoir, Donald Trump exerce une vengeance méthodique contre ses ennemis. Ces dernières semaines, il a signé des décrets en représailles contre cinq grands cabinets d’avocats qui ont représenté des rivaux politiques ou intenté des actions en justice contre lui et son gouvernement. Paul Weiss, l’un des plus prestigieux, très lié au parti démocrate, s’est opposé à sa politique d’immigration lors de son premier mandat. Covington & Burling, une autre firme sur la sellette, a représenté Jack Smith, le procureur chargé de deux procédures au pénal contre le président. Perkins Coie, lui, a défendu Hillary Clinton en 2016… D’autres cabinets encore sont dans le viseur de Trump.
Trump a un faible pour les autocrates
Les décrets interdisent à ces quatre cabinets l’accès aux bâtiments fédéraux et demandent l’annulation de leurs contrats publics et de ceux de leurs clients, bref, ils font tout pour couler leur activité. Donald Trump n’a cessé d’accuser les avocats de l’avoir harcelé “sans pitié” et “illégalement” à coups de procès et d’enquêtes. Ces décrets, très contestables d’un point de vue légal, ont deux buts : conduire les firmes à la faillite en faisant fuir leurs clients. Perkins Coie en a déjà perdu plusieurs et s’attend à une baisse de revenus de 25 %. C’est aussi un moyen de pression pour les dissuader de défendre des critiques de la Maison-Blanche. Ces mesures ont déjà un impact dramatique. D’anciens membres de l’administration Biden disent avoir du mal à trouver un avocat qui accepte de s’occuper de leur cas. Un juge a suspendu temporairement le décret après une plainte de Perkins Coie disant que ces efforts punitifs “lui donnaient froid dans le dos” et “menacent les fondations même de notre système judiciaire”.
Depuis deux mois, Donald Trump a pris toutes sortes d’initiatives – certaines illégales – pour renforcer l’exécutif et tester les limites du pouvoir présidentiel. “La démocratie américaine est en danger, résume George Edwards, professeur de sciences politiques à l’université Texas A & M. On s’oriente vers une autocratie. Trump défie les aspects fondamentaux du système constitutionnel.” Avec une rapidité terrifiante, le président a marginalisé le Congrès, placé des loyalistes à la tête du FBI, de la justice et du Pentagone, essaie de museler ses adversaires, défie les décisions des tribunaux, purge l’administration fédérale et a mis la main, avec l’aide d’Elon Musk, sur les données personnelles (notamment détenues par l’IRS, l’équivalent du fisc) de millions d’Américains. Il pourra ainsi les utiliser pour identifier, par exemple, les individus en situation irrégulière.
Ce n’est pas vraiment une surprise. Trump a toujours eu un faible pour les autocrates. Son modèle, c’est Viktor Orbán qu’il a rencontré plusieurs fois. Le Hongrois, après son élection, a réécrit la Constitution, nommé des juges à sa botte, changé la loi électorale, mis sous sa coupe les médias, tout cela en un temps record. “Donald Trump suit une version chaotique du manuel de stratégie d’Orban”, estime Kim Lane Scheppele, spécialiste des démocraties illibérales à l’université de Princeton. Selon elle, “l’Amérique est en sérieux danger de devenir une Hongrie”. Le locataire du bureau Ovale ne s’en cache pas. Il a clamé : “Celui qui sauve sa patrie ne viole aucune loi”, une formule attribuée à Napoléon. La Maison-Blanche est allée jusqu’à poster sur X une de ses photos coiffé d’une couronne avec la mention “Vive le roi”. Et “il menace les juges, les avocats, la presse, les facs qui jouent un rôle central dans le système démocratique”, poursuit George Edwards.
“CONGESTION PRICING IS DEAD. Manhattan, and all of New York, is SAVED. LONG LIVE THE KING!”
–President Donald J. Trump pic.twitter.com/IMr4tq0sMB— The White House (@WhiteHouse) February 19, 2025
L’une des bêtes noires des conservateurs, depuis des années, ce sont les universités, fiefs gauchistes, élitistes, woke et anti-Israël, selon eux. L’administration a commencé par couper 400 millions de dollars de subventions à Columbia, en l’accusant de n’avoir pas combattu assez l’antisémitisme lors des manifestations propalestiniennes du printemps dernier. Elle a ensuite dressé une série de conditions à mettre en place : donner plus de pouvoir à la police du campus pour arrêter les “agitateurs”, interdire le port du masque, nommer un directeur indépendant à la tête du département des études sur le Moyen-Orient et du Centre sur la Palestine pour examiner les programmes et les embauches de professeurs…
Dans la foulée, l’administration a gelé 175 millions de dollars de subventions à l’université de Pennsylvanie, coupable en 2022 d’avoir autorisé une étudiante transgenre à intégrer l’équipe de natation féminine. Elle a lancé également des enquêtes dans des dizaines d’établissements du supérieur pour contrôler leur politique en termes d’antisémitisme, de discrimination positive… Plus de 300 visas ont été révoqués et plusieurs étudiants étrangers, détenteurs de carte verte et de visa, ont été arrêtés et sont détenus pour avoir participé à des manifestations propalestiniennes ou, dans le cas d’une Turque, d’avoir cosigné un texte critiquant l’université de Tufts sur sa réponse au mouvement anti-Israël. Pour l’instant, leur expulsion a été bloquée par des juges.
La radio Voice of America, crée en 1942 contre les nazis, a été fermée
Dans le même temps, Donald Trump s’attaque aux médias. Il essaie de marginaliser les journalistes au profit d’influenceurs de sites d’extrême droite. Il a interdit l’accès de la Maison-Blanche et de l’Air Force One à Associated Press, la principale agence américaine, car elle refuse d’appeler le golfe du Mexique, “golfe de l’Amérique”, comme l’a rebaptisé le président. Il répète que CNN et MSNBC sont des chaînes “illégales”. Et il a suspendu Voice of America, crée en 1942 contre la propagande nazie, qui diffuse dans une cinquantaine de langues dans le monde.
Mais sa principale cible, ce sont les juges qu’il attaque quotidiennement. A tel point que beaucoup d’entre eux – et leur famille – font l’objet de sérieuses menaces. L’une des tactiques des légions trumpistes, c’est d’envoyer à leur domicile des pizzas Domino’s qu’ils n’ont pas commandées. Le message est clair : nous connaissons votre adresse. Il y a aussi les alertes à la bombe et le “swatting”, une tactique qui consiste à appeler, de préférence la nuit, la police pour signaler la présence d’un individu armé. Cela déclenche l’arrivée d’une équipe dans le style du GIGN qui pénètre brutalement dans le logement et terrorise ses résidents. Le juge John Coughenour en a été victime après avoir bloqué le décret sur la suppression du droit du sol.
Encore plus stupéfiant pour la plus vieille démocratie en exercice du monde, c’est le manque de résistance. Les démocrates semblent incapables de s’organiser et d’agir comme un parti d’opposition. Les élus républicains, eux, “s’écrasent” de peur de déchaîner la colère du président et de ses partisans. Quant aux cabinets d’avocats, ils ont essayé, sans succès, de présenter un front uni. Mais beaucoup craignent de se retrouver à leur tour dans le collimateur et préfèrent se taire. “C’est très décevant parce que l’on savait ce que Donald Trump allait faire, le Projet 2025 (la feuille de route des conservateurs) était connu depuis 2024. Les facs, les firmes d’avocats avaient largement le temps de planifier, de créer des réseaux et de réfléchir à la manière de le contrecarrer”, affirme Kim Lane Scheppele.
La stratégie d’intimidation fonctionne. A la surprise générale, Brad Karp, le patron du cabinet Paul Weiss, a capitulé. Quelques jours après le décret qui visait à le torpiller, il s’est rendu un matin à la Maison-Blanche, dès 8 h 30, et a négocié un accord avec Donald Trump. En échange de l’annulation du décret, il a promis de consacrer l’équivalent de 40 millions de dollars d’honoraires pour aider des causes chères aux républicains et abandonner sa politique de diversité et d’inclusion. Brad Karp s’est justifié dans un message à ses employés. La firme, a-t-il dit, était confrontée à “une crise existentielle”. Même si les tribunaux lui avaient donné raison, elle n’aurait sans doute pas survécu car elle aurait été vue comme anti-Trump.
Du jamais-vu depuis le maccarthysme
Cette décision a suscité moult critiques. Quelque 140 anciens employés, dans une lettre ouverte, l’ont accusé d’avoir agi “lâchement”. “C’est une tache permanente sur une grande firme qui a cherché le profit en vendant son âme.” Ces concessions risquent de ne pas suffire. Le président en effet accroît sa campagne de représailles. Il menace de sanctionner les cabinets d’avocats qui s’engagent dans des poursuites “futiles, déraisonnables et dilatoires” contre le gouvernement. “On n’a jamais vu pareilles actions depuis le maccarthysme dans les années 1950”, remarque Matthew Diller, le doyen de la fac de droit de Fordham. La firme Albert Sellars a été plus directe : “J’emmerde ces inepties fascistes.”
Paul Weill n’est pas le seul à faire des concessions. Columbia a accepté d’appliquer les mesures exigées par la Maison-Blanche en échange du déblocage des 400 millions de subventions. L’université du Maine a promis de changer sa politique sur les transgenres dans le sport. Quant aux médias, Meta et Disney (qui contrôle la chaîne ABC) ont accepté de payer respectivement 25 millions et 15 millions de dollars de dommages et intérêts à Donald Trump pour mettre un terme à des procès. Jeff Bezos, le patron d’Amazon et propriétaire du Washington Post, désireux de rentrer dans les bonnes grâces du président, a interdit avant l’élection la publication d’un éditorial en faveur de Kamala Harris. Il a annoncé aussi que les pages Opinion se focaliseraient désormais sur “les libertés personnelles et la libre entreprise” et ne publieraient plus de points de vue opposés. Et une caricaturiste a démissionné lorsque son dessin qui se moquait de milliardaires – dont Bezos – se prosternant devant le chef de l’Etat a été rejeté.
La tension est montée d’un cran
Seuls contre-pouvoirs encore en état de résister : les tribunaux. Des juges fédéraux ont bloqué de multiples décrets destinés à supprimer le droit du sol, licencier des milliers de fonctionnaires… Mais l’administration fait tout pour s’opposer à leurs décisions. Ces derniers jours, elle a entamé un bras de fer avec le juge James Boasberg. Donald Trump a eu recours à une loi du XVIIIe siècle, employée seulement en temps de guerre, pour expulser 137 Vénézuéliens, soi-disant membres d’un gang, vers une prison du Salvador, sans comparution préalable devant un tribunal. James Boasberg a bloqué la mesure et ordonné que les deux avions fassent demi-tour. Le gouvernement s’est abrité derrière différentes raisons pour ne pas obtempérer. Le juge a alors exigé des informations sur ces vols. En vain. La tension est montée d’un cran quand le ministère de la Justice a invoqué le secret d’Etat. Au même moment, le président a accusé Boasberg d’être “un dingue extrémiste de gauche” et a appelé à sa destitution. Ces insultes ont provoqué une rare rebuffade de John Roberts, le chef de la Cour suprême. “La destitution”, a-t-il écrit “n’est pas une réponse appropriée à un désaccord sur une décision judiciaire”.
Dans une interview, Donald Trump a affirmé qu’il n’avait jamais défié une décision de justice et, quand on lui a demandé s’il y songeait, il a répondu : “Non, vous ne pouvez pas faire ça.” Mais il a ajouté : “Je pense qu’à un certain moment, il faut se demander quoi faire devant un juge véreux.” Et ses conseillers ne prennent pas de gants. “Je me moque de ce que les juges pensent”, a clamé Tom Homan, le responsable de la frontière, sur Fox News, en assurant qu’il continuerait les expulsions. Quant aux élus républicains, ils ont lancé une procédure d’impeachment contre plusieurs magistrats et envisagent de couper les financements à certains tribunaux fédéraux, voire de les supprimer. Où cela va-t-il mener ? “On a une Constitution obsolète et notre démocratie n’est pas en bonne santé, conclut Kim Lane Scheppele. Plus les règles sont truquées, moins il y a de la chance de les rétablir.”
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